Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 4/0555

Louis Conard (Volume 4p. 221-225).

555. À MADEMOISELLE LEROYER DE CHANTEPIE.
[Croisset, 23 août 1857.]

Dites-moi avant tout si je vous ai parlé d’Angélique Lagier que j’ai lu depuis longtemps et annoté en marge. Car je crains de vous récrire ce que je vous aurais déjà écrit ? Notre amitié commence à vieillir et il se pourrait faire que je rabâche. D’autre part, je serais désolé de ne pas vous dire sincèrement et très longuement le bien et le mal que je pense de ce remarquable livre. Vous croiriez peut-être qu’il m’a ennuyé et que je veux le passer sous silence.

Mais parlons de vous aujourd’hui et de vous seule.

Vous voyez bien que j’avais raison quand je vous disais qu’il fallait vous distraire. La visite d’un vieil ami a fait diversion à votre spleen. Au nom du ciel et de la raison surtout, laissez donc là tous les médecins et tous les prêtres du monde et ne vivez plus tant dans votre âme et par elle. Sortez ! Voyagez ! Régalez-vous de musique, de tableaux et d’horizons. Humez l’air du bon Dieu et laissez tout souci derrière vous. J’ai été bien édifié et bien attendri, je vous jure, par l’exposition que vous me faites de votre vie. Ce dévouement à des étrangers m’emplit d’admiration ! Le mot est lâché. Je ne l’efface pas. Je vous aime beaucoup, vous êtes un noble cœur. Je voudrais vous serrer les deux mains et vous baiser sur le front ! Mais permettez à ma franchise brutale un conseil qui ne sera pas suivi, je le sais. — N’importe !

Vous succombez d’ennui (et d’ennuis), sous le poids des chaînes dont vous avez embarrassé, surchargé votre vie. Aux amertumes intérieures vous ajoutez chaque jour mille dégoûts du dehors qui pourraient être écartés. Autant vaudrait avoir un mari et douze enfants. Je ne vous conseille pas pour vous mettre plus à l’aise, de toutes manières, de flanquer tous vos hôtes à la porte (bien que dans le nombre beaucoup méritent d’y être, j’en suis sûr). Non ! cela n’est pas faisable pour vous. Vous auriez des remords ! mais vous devriez faire deux parts inégales (ou égales, peu importe) : laisser la première aux autres et prendre la seconde pour vous, mais pour vous seule. En un mot, assurez le strict nécessaire à ceux dont vous vous êtes chargée et puis ? et puis partez ! Quittez votre maison. C’est là le seul moyen. On va vivre ailleurs pendant quelque temps et ensuite on revient. Vous allez faire à cela mille objections. Pas une seule n’est aussi sérieuse que la considération de votre tranquillité et de votre avenir. Soyez-en sûre ! ne souffrez pas pour les autres. Allez ! c’est une folie. Nous avons tous notre croix. Portons-la le plus noblement possible et le plus légèrement. Toute la vertu est là. Ce conseil d’égoïste a sa raison en ceci : à savoir que les autres sont rarement dignes de nous. Les gens d’une certaine nature n’ont point la sotte prétention de n’être jamais dupes, je le sais. On fait le bien par respect pour soi-même encore plus que par amour des autres. « Tant pis pour eux », se dit-on et la conscience, plus fière, respire plus à l’aise. Mais il y a loin de là à une véritable immolation quotidienne, à un sacrifice permanent. Permettez-moi encore une simple question que vous vous poserez à vous-même : n’y a-t-il pas dans ce dévouement un peu de faiblesse, de laisser-aller (comme disent les bourgeoises), de découragement enfin ? Vous n’êtes pas une bourgeoise, vous, et moi qui crois tant aux races, je trouve la cause de cette grandeur nonchalante dans votre sang patricien. Vous pratiquez la vertu la plus rare du siècle, celle qui est la plus antipathique à son génie : l’hospitalité ! Vous avez encore une maison (dans toute la rigueur du sens moral), tandis qu’on n’a plus que des logements.

Je ne vous ai jamais parlé de ma vie matérielle à moi, et comme vous ne m’adressez nulle question à cet égard, je vous soupçonne d’y mettre de la délicatesse ; mais confiance oblige.

Je vis avec ma mère et avec une nièce (la fille d’une sœur, morte à vingt ans) dont je fais l’éducation. Quant à l’argent, j’en ai ce qu’il faut pour vivre à peu près, car j’ai de grands goûts de dépenses, dit-on, bien que j’aie une conduite fort régulière. Beaucoup de gens me trouvent riche, mais je me trouve gêné continuellement, ayant par devers moi les désirs les plus extravagants que je ne satisfais pas, bien entendu. Je rêve, quand le travail va mal, des palais de Venise et des kiosques sur le Bosphore, et cætera. — Et puis je ne sais nullement compter, je n’entends goutte aux affaires d’intérêt. J’ai horreur des dettes et je ne me fais pas payer des sommes qu’on me doit. Quand je suis en train d’écrire, tout cela n’existe plus pour moi. Je n’ai aucune envie. Mais quand je tombe dans mes découragements, l’homme se réveille avec tous ses appétits et tous ses vices. On a tant besoin de se détendre l’âme !

Puisque vous vous intéressez à ce que je fais, je vous apprendrai que je vais cette semaine me mettre à écrire quelque chose de nouveau. C’est l’ouvrage annoncé par la Presse et que je lui ai promis. Voilà déjà cinq mois que j’en prépare les matériaux. Quand sera-t-il fini ? Je l’ignore. C’est une œuvre fort difficile et qui me remplit d’angoisses. Je suis vexé qu’on en parle. Tout cela m’ennuie ; mais vous connaissez les journaux, ils ne savent comment remplir leur pauvre papier.

On a aussi annoncé de moi un drame reçu à l’Odéon. Ce bruit n’a aucun fondement. Je me suis autrefois fort occupé de théâtre. J’y reviendrai dans quelques semaines. Je veux mettre fin à deux ou trois idées qui me tourmentent. Il y a de grandes choses à faire de ce côté ; mais c’est une affreuse galère que le théâtre ! Il faut pour cela des qualités toutes spéciales que je n’ai pas peut-être.

Écrivez-moi. Vos lettres font plus que de me plaire, elles me touchent. Adieu, à bientôt, n’est-ce pas ? Et croyez à tout mon attachement.