Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 4/0526

Louis Conard (Volume 4p. 168-174).

526. À MADEMOISELLE LEROYER DE CHANTEPIE.
Paris, Lundi [30 mars 1857].
Mademoiselle et cher Confrère,

Votre lettre est si honnête, si vraie et si intense ; elle m’a enfin tellement ému, que je ne puis me retenir d’y répondre immédiatement. Je vous remercie d’abord de m’avoir dit votre âge. Cela me met plus à l’aise. Nous causerons ensemble comme deux hommes. La confiance que vous me témoignez m’honore ; je ne crois pas en être indigne ; — mais ne me raillez point, ne m’appelez plus un savant ! moi que mon ignorance confond.

Et puis ne vous comparez pas à la Bovary. Vous n’y ressemblez guère ! Elle valait moins que vous comme tête et comme cœur ; car c’est une nature quelque peu perverse, une femme de fausse poésie et de faux sentiments. Mais l’idée première que j’avais eue était d’en faire une vierge, vivant au milieu de la province, vieillissant dans le chagrin et arrivant ainsi aux derniers états du mysticisme et de la passion rêvée. J’ai gardé de ce premier plan tout l’entourage (paysages et personnages assez noirs), la couleur enfin. Seulement, pour rendre l’histoire plus compréhensible et plus amusante, au bon sens du mot, j’ai inventé une héroïne plus humaine, une femme comme on en voit davantage. J’entrevoyais d’ailleurs dans l’exécution de ce premier plan de telles difficultés que je n’ai pas osé.

Écrivez-moi tout ce que vous voudrez, longuement et souvent, quand même je serais quelque temps sans vous répondre, car, à partir d’hier, nous sommes de vieux amis. Je vous connais maintenant et je vous aime. Ce que vous avez éprouvé, je l’ai senti personnellement. Moi aussi, je me suis volontairement refusé à l’amour, au bonheur… Pourquoi ? je n’en sais rien. C’était peut-être par orgueil, — ou par épouvante ? Moi aussi, j’ai considérablement aimé, en silence, — et puis à vingt et un ans, j’ai manqué mourir d’une maladie nerveuse, amenée par une série d’irritations et de chagrins, à force de veilles et de colères. Cette maladie m’a duré dix ans. (Tout ce qu’il y a dans sainte Thérèse, dans Hoffmann et dans Edgar Poë, je l’ai senti, je l’ai vu, les hallucinés me sont fort compréhensibles.) Mais j’en suis sorti bronzé et très expérimenté tout à coup sur un tas de choses que j’avais à peine effleurées dans la vie. Je m’y suis cependant mêlé quelquefois ; mais par fougue, par crises, — et bien vite je suis revenu (et je reviens) à ma nature réelle qui est contemplative. Ce qui m’a gardé de la débauche, ce n’est pas la vertu, mais l’ironie. La bêtise du vice me fait encore plus rire de pitié que la turpitude ne me dégoûte.

Je suis né à l’hôpital (de Rouen — dont mon père était le chirurgien en chef ; il a laissé un nom illustre dans son art) et j’ai grandi au milieu de toutes les misères humaines — dont un mur me séparait. Tout enfant, j’ai joué dans un amphithéâtre. Voilà pourquoi, peut-être, j’ai les allures à la fois funèbres et cyniques. Je n’aime point la vie et je n’ai point peur de la mort. L’hypothèse du néant absolu n’a même rien qui me terrifie. Je suis prêt à me jeter dans le grand trou noir avec placidité.

Et cependant, ce qui m’attire par-dessus tout, c’est la religion. Je veux dire toutes les religions, pas plus l’une que l’autre. Chaque dogme en particulier m’est répulsif, mais je considère le sentiment qui les a inventés comme le plus naturel et le plus poétique de l’humanité. Je n’aime point les philosophes qui n’ont vu là que jonglerie et sottise. J’y découvre, moi, nécessité et instinct ; aussi je respecte le nègre baisant son fétiche autant que le catholique aux pieds du Sacré-Cœur.

Continuons les confidences : je n’ai de sympathie pour aucun parti politique ou pour mieux dire je les exècre tous, parce qu’ils me semblent également bornés, faux, puérils, s’attaquant à l’éphémère, sans vues d’ensemble et ne s’élevant jamais au-dessus de l’utile. J’ai en haine tout despotisme. Je suis un libéral enragé. C’est pourquoi le socialisme me semble une horreur pédantesque qui sera la mort de tout art et de toute moralité. J’ai assisté, en spectateur, à presque toutes les émeutes de mon temps.

Vous voyez bien que je suis plus vieux que vous — par l’âme — et que malgré vos vingt ans de plus, vous êtes ma cadette.

Mais il m’est resté de ce que j’ai vu — senti — et lu, une inextinguible soif de vérité. Goethe s’écriait en mourant : « De la lumière ! de la lumière ! » Oh ! oui, de la lumière ! dût-elle nous brûler jusqu’aux entrailles. C’est une grande volupté que d’apprendre, que de s’assimiler le Vrai par l’intermédiaire du Beau. L’état idéal résultant de cette joie me semble une espèce de sainteté, qui est peut-être plus haute que l’autre, parce qu’elle est plus désintéressée.

J’arrive à vous — et à l’étrange obsession sur laquelle vous me consultez[1]. Voici ce que j’ai pensé : il faut tâcher d’être plus catholique ou plus philosophe. Vous avez trop de lecture pour croire sincèrement. Ne vous récriez point ! vous voudriez bien croire. Voilà tout. La maigre pitance que l’on sert aux autres ne peut vous rassasier, vous qui avez bu à des coupes trop larges et trop savoureuses. Les prêtres ne vous ont pas répondu. Je le crois sans peine. La vie moderne les déborde, notre âme leur est un livre clos. Soyez donc franche avec vous-même. Faites un effort suprême, un effort qui vous sauvera. C’est tout l’un ou tout l’autre qu’il faut prendre. Au nom du Christ, ne restez pas dans le sacrilège par peur de l’irréligion ! Au nom de la philosophie, ne vous dégradez point au nom de cette lâcheté qu’on appelle l’habitude. Jetez tout à la mer, puisque le navire sombre.

Mais au milieu de cette douleur, ou plutôt quand elle commence, n’éprouvez-vous pas une sorte de plaisir ?… un plaisir trouble et effrayant. Vous n’avez jamais péché ; mais alors quelque chose dit en vous : « Si j’avais péché… » et le rêve du péché commence, ne fût-ce que dans la durée d’un éclair, il passe. — Et puis l’hallucination vient, et la conviction, la certitude et le remords — avec le besoin de crier : « J’ai fait. »

C’est parce que vous avez vécu en dehors des conditions de la femme, que vous souffrez plus qu’une femme et pour elles toutes. L’imagination poétique s’en mêle et vous roulez dans les abîmes de douleur. Ah ! comme je vous aime pour tout cela !

Jetez-vous à corps perdu, ou plutôt à âme perdue, dans les lettres. Prenez un long travail et jurez-vous de l’accomplir. Lisez les maîtres profondément, non pour vous amuser, mais pour vous en pénétrer, et peu à peu vous sentirez tous les nuages qui sont en vous se dissoudre. Vous vous aimerez davantage, parce que vous contiendrez en votre esprit plus de choses.

Votre médecin a raison, il faut voyager, voir beaucoup de ciel et beaucoup de mer. La musique est une excellente chose, elle vous apaisera. Quant à Paris, vous pouvez en faire l’essai. Mais je doute que vous y trouviez la paix. C’est le pays le plus irritant du monde pour les honnêtes natures, et il faut avoir une fière constitution et bien robuste pour y vivre sans y devenir un crétin ou un filou.

Je vous remercie mille fois de votre aimable invitation ; mais d’ici à longtemps, je ne puis bouger. Je ne pourrai même cet été faire un tour sur la côte d’Afrique (à Tunis), que j’aurais besoin de visiter pour le travail dont je m’occupe. Je veux me débarrasser au plus vite de plusieurs vieilles idées et je n’ai pas une minute à moi. Ajoutez à cela le sot tourbillon de la vie ordinaire.

Vous recevrez mon volume dans la semaine de Pâques (je suis maintenant au milieu de mes épreuves et je n’ai pas eu le temps de lire vos livres). Vers la fin du mois prochain, je m’en retourne à la campagne avec votre portrait. Je ne puis malheureusement vous faire connaître ma figure par les mêmes moyens, car jamais on ne m’a peint ni dessiné. Mais acceptez, ce qui vaut mieux, l’hommage bien cordial de toute ma sympathie.

À vous.

Je viens de relire votre lettre que je sais maintenant par cœur. Est-il besoin de vous dire que je suis flatté jusqu’au plus profond de l’âme d’être estimé par un être tel que vous. Vous me semblez la plus excellente et belle nature du monde, et je vous baise les mains avec attendrissement.


  1. Mlle de Chantepie avait écrit : « J’ai été élevée dans le catholicisme que j’ai continué à suivre ; la confession est obligatoire dans cette religion. Eh bien, il m’est devenu impossible d’accomplir ce devoir. Il me semble que non seulement je ressens toutes les douleurs de l’humanité, mais encore je crois être chargée de toutes ses fautes. Lorsque je me confesse, il me vient à la pensée les fautes les plus impossibles, les plus étranges, les plus ridicules ; je n’y crois pas d’abord, je doute ensuite, et puis je me persuade que j’en suis coupable. Ce que souffre est atroce alors. Je me dis que ne pouvant remplir un devoir imposé, celui de la confession qui me devient impossible, je suis un être perdu, sans Dieu, sans espoir, que personne ne doit m’aimer, que je ne dois aimer personne, puisque même le souvenir que je laisserai après ma mort ne s’adressera qu’à un être perdu… » — Cette citation explique le curieux cas de conscience de Mlle de Chantepie, et par la même les lettres de Flaubert, qui revient souvent sur ce sujet. (Note de M. René Descharmes, édition Santandréa.) Flaubert et Mlle de Chantepie ne se connurent jamais qu’épistolairement.