Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 4/0515

Louis Conard (Volume 4p. 152-154).

515. À SON FRÈRE ACHILLE.
[Paris, vers le 20 janvier 1857].
Mon cher Achille,

Je suis tout étonné de ne pas avoir encore reçu de papier timbré, on est en retard ; peut-être hésite-t-on ? Je le crois, les gens qui ont parlé pour moi sont furieux, et un de mes protecteurs, qui est un très haut personnage, « entre en rage », à ce que l’on m’écrit, il va casser les vitres aux Tuileries. Tout cela finira bien, j’en suis sûr, soit qu’on arrête l’affaire ou que je passe en justice.

Les démarches que j’ai faites m’ont beaucoup servi en ce sens que j’ai maintenant pour moi l’opinion ; il n’est pas un homme de lettres dans Paris qui ne m’ait lu et qui ne me défende, tous s’abritent derrière moi, ils sentent que ma cause est la leur.

La police s’est méprise ; elle croyait s’en prendre au premier roman venu et à un petit grimaud littéraire ; or, il se trouve que mon roman passe maintenant (et en partie grâce à la persécution) pour un chef-d’œuvre ; quant à l’auteur, il a pour défenseurs pas mal de ce qu’on appelait autrefois des grandes dames, l’Impératrice (entre autres) a parlé pour moi deux fois ; l’Empereur avait dit une première fois : « Qu’on me laisse tranquille ! », et, malgré tout cela, on est revenu à la charge. Pourquoi ? ici commence le mystère.

Je prépare, en attendant, mon mémoire, qui n’est autre que mon roman ; mais je fourrerai sur les marges, en regard des pages incriminées, des citations embêtantes, tirées des classiques, afin de démontrer par ce simple rapprochement que, depuis trois siècles, il n’est pas une ligne de la littérature française qui ne soit aussi attentatoire aux bonnes mœurs et à la religion. Ne crains rien, je serai calme. Quant à ne pas comparaître à l’audience, ce serait une reculade ; je n’y dirai rien, mais je serai assis à côté du père Sénard, qui aura besoin de moi. Et puis, je ne puis me dispenser de montrer ma boule de criminel aux populations.

Je vous remercie, toi et Pottier[1], de votre future visite, et je l’accepte ; je vous invite à dîner dans les puits de Venise.

J’achèterai une botte de paille et des chaînes et je ferai faire mon portrait « assis sur la paille humide des cachots et avec des fers » !!!

Tout cela est tellement bête que je finis par m’en amuser beaucoup.

Tu vois qu’en résumé rien n’est encore certain ; attendons.

Tu recevras, au milieu de la semaine prochaine, ce qui a paru de moi dans l’Artiste. Il y aura quatre numéros, ce sont des fragments de la Tentation de Saint Antoine. Si j’oubliais de te les envoyer, rappelle-le-moi ; c’est dimanche prochain que le dernier fragment paraît.

Adieu, cher frère, je t’embrasse.

À toi.


  1. Conservateur de la Bibliothèque de Rouen.