Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 4/0512

Louis Conard (Volume 4p. 148-150).

512. À SON FRÈRE ACHILLE.
Vendredi, 8 heures et demie du soir
[probablement le 16 janvier].

Je ne t’écrivais plus, mon cher Achille, parce que je croyais l’affaire complètement terminée ; le prince Napoléon l’avait par trois fois affirmé et à trois personnes différentes ; M. Rouland a été lui-même parler au Ministère de l’Intérieur, etc., etc., Édouard Delessert avait été chargé par l’Impératrice (chez laquelle il dînait mardi) de dire à sa mère que c’était une affaire finie.

C’est hier matin que j’ai su, par le père Sénard, que j’étais renvoyé en police correctionnelle ; Treilhard le lui avait dit la veille au soir, au Palais.

J’en ai fait prévenir immédiatement le Prince, lequel a répondu que ce n’était pas vrai ; mais c’est lui qui se trompe.

Voilà tout ce que je sais, c’est un tourbillon de mensonges et d’infamies dans lequel je me perds ; il y a là-dessous quelque chose, quelqu’un d’invisible et d’acharné ; je n’ai d’abord été qu’un prétexte, et je crois maintenant que la Revue de Paris elle-même n’est qu’un prétexte. Peut-être en veut-on à quelqu’un de mes protecteurs ? ils ont été considérables encore plus par la qualité que par la quantité.

Tout le monde se renvoie la balle et chacun dit : « Ce n’est pas moi, ce n’est pas moi. »

Ce qu’il y a de sûr, c’est que les poursuites ont été arrêtées, puis reprises. D’où vient ce revirement ? Tout est parti du Ministère de l’Intérieur, la magistrature a obéi ; elle était libre, parfaitement libre, mais… Je n’attends aucune justice, je ferai ma prison, je ne demanderai bien entendu aucune grâce, c’est là ce qui me déshonorerait.

Si tu peux arriver à savoir quelque chose, à voir clair là dedans, dis-le-moi.

Je t’assure que je ne suis nullement troublé, c’est trop bête ! trop bête !

Et on ne me clora pas le bec, du tout ! Je travaillerai comme par le passé, c’est-à-dire avec autant de conscience et d’indépendance. Ah ! je leur en f… des romans ! et des vrais ! j’ai fait de belles études, mes notes sont prises ; seulement j’attendrai, pour publier, que des temps meilleurs luisent sur le Parnasse.

Dans tout cela, la Bovary continue son succès ; il devient corsé, tout le monde l’a lue, la lit ou veut la lire.

Ma persécution m’a ouvert mille sympathies. Si mon livre est mauvais, elle servira à le faire paraître meilleur ; s’il doit au contraire demeurer, c’est un piédestal pour lui.

Voilà !

J’attends de minute en minute le papier timbré qui m’indiquera le jour où je dois aller m’asseoir (pour crime d’avoir écrit en français) sur le banc des filous et des pédérastes.

Adieu, cher frère, je t’embrasse.

À toi.