Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 4/0508

Louis Conard (Volume 4p. 141-143).

508. À SON FRÈRE ACHILLE.
[Paris] Samedi matin, 10 heures [3 janvier 1857].

Merci d’abord de la proposition, mais il est complètement inutile que tu te déranges. Et puis, pardonne-moi l’incohérence de mes lettres, je suis tellement ahuri, harcelé, fatigué, que je dois souvent dire des bêtises. Voilà trois jours que je n’arrête pas, je dîne à 9 heures du soir, et j’ai régulièrement pour une vingtaine de francs de voiture.

Tout ce que tu as fait est bien. L’important était et est encore de faire peser sur Paris par Rouen. Les renseignements sur la position influente que notre père et que toi a eue et as à Rouen sont tout ce qu’il y a de meilleur ; on avait cru s’attaquer à un pauvre bougre, et quand on a vu d’abord que j’avais de quoi vivre, on a commencé à ouvrir les yeux. Il faut qu’on sache au Ministère de l’Intérieur que nous sommes, à Rouen, ce qui s’appelle une famille, c’est-à-dire que nous avons des racines profondes dans le pays, et qu’en m’attaquant, pour immoralité surtout, on blessera beaucoup de monde. J’attends de grands effets de la lettre du préfet au Ministre de l’Intérieur.

Je te dis que c’est une affaire politique.

On a voulu deux choses : me couler net et m’acheter ; je te le confie dans le tuyau de l’oreille. Mais les propositions que l’on m’a faites au Moniteur coïncident trop avec ma persécution, pour qu’il n’y ait pas là-dessous une intention, un plan.

Il était fort habile de supprimer un journal politique pour attaque aux bonnes mœurs et à la religion ; on a pris le premier prétexte venu, et on a cru que l’homme à qui on s’attaquait n’avait aucunes relations ; or ces messieurs de la justice sont tellement embêtés des grandes dames (sic) que nous leur avons expédiées qu’ils n’y comprennent plus rien ; que les recommandations de B*** viennent par-dessus. Le Directeur des Beaux-Arts, chamarré de croix et en uniforme, m’a hier abordé devant deux cents personnes au Ministère d’état, pour me congratuler sur la Bovary ; ç’a été la scène des comices entre Tuvache et Lieuvain, etc., etc. Sois sûr, cher frère, que je suis maintenant considéré comme un môssieu, de toutes façons. Si je m’en tire (ce qui me paraît très probable), mon livre va se vendre véritablement bien !

C’est probablement ce soir qu’il sera décidé, oui ou non, si je passe en justice. N’importe ! soigne le préfet et ne t’arrête que quand je te le dirai.

Pense à M. Levavasseur (député), Franck-Carré, Barbet, Me Cibiel.

Tout cela pour le Ministre de l’Intérieur (Sûreté générale, dont le directeur est Collet-Maigret). On a fait bien suffisamment pour le Ministère de la Justice.

Adieu. Ai-je été clair ? Tout à toi, je t’embrasse.

Ton frère.

Tâche de faire dire habilement qu’il y aurait quelque danger à m’attaquer, à nous attaquer, à cause des élections qui vont venir.