Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 4/0486

Louis Conard (Volume 4p. 103-106).

486. À LOUIS BOUILHET.
Croisset, 1er  juin 1856.

J’ai enfin expédié hier à Du Camp le manuscrit de la Bovary, allégé de trente pages environ, sans compter par-ci par-là beaucoup de lignes enlevées. J’ai supprimé trois grandes tartines de Homais, un paysage en entier, les conversations des bourgeois dans le bal, un article d’Homais, etc., etc., etc. Tu vois, vieux, si j’ai été héroïque. Le livre y a-t-il gagné ? Ce qu’il y a de sûr, c’est que l’ensemble maintenant a plus de mouvement.

Si tu retournes chez Du Camp, je serais curieux de savoir ce qu’il en pense. Pourvu que ces gaillards-là ne me reculent pas !

Et ton drame ? Fais-moi le plaisir de me dire le titre. Viendras-tu à Rouen immédiatement après l’avoir fini ? Quant à moi, je n’irai à Paris que vers le commencement d’août, après que j’aurai été publié, après mon premier numéro.

Tu me demandes ce que je fais, voici : je prépare ma légende[1] et je corrige Saint Antoine. J’ai dans Saint Antoine élagué tout ce qui me semble intempestif, travail qui n’était pas mince puisque la première partie, qui avait 160 pages, n’en a plus maintenant (recopiée) que 74. J’espère être quitte de cette première partie dans une huitaine de jours. Il y a plus à faire dans la deuxième partie où j’ai fini par découvrir un lien, piètre peut-être, mais enfin un lien, un enchaînement possible. Le personnage de Saint Antoine va être renflé de deux ou trois monologues qui amèneront fatalement les tentations. Quant à la troisième, le milieu est à refaire en entier. En somme une vingtaine de pages, ou trentaine de pages peut-être, à écrire. Je biffe les mouvements extra-lyriques. J’efface beaucoup d’inversions et je persécute les tournures, lesquelles vous déroutent de l’idée principale. Enfin j’espère rendre cela lisible et pas trop embêtant.

Nous en causerons très sérieusement ces vacances. Car c’est une chose qui me pèse sur la conscience, et je n’aurai un peu de tranquillité que quand je serai débarrassé de cette obsession.

Je lis des bouquins sur la vie domestique au moyen âge et la vénerie. Je trouve des détails superbes et neufs. Je crois pouvoir faire une couleur amusante. Que dis-tu « d’un pâté de hérissons et d’une froumentée d’écureuils » ? Au reste, ne t’effraye pas, je ne vais pas me noyer dans les notes. Dans un mois j’aurais fini mes lectures, tout en travaillant au Saint Antoine. Si j’étais un gars, je m’en retournerais à Paris au mois d’octobre avec le Saint Antoine fini et Saint Julien l’Hospitalier écrit. Je pourrais donc en 1857 fournir du moderne, du moyen âge et de l’antiquité. J’ai relu Pécopin[2], je n’ai aucune peur de la ressemblance.

J’ai été hier à Rouen, à la bibliothèque. Puis chez Léonie, que j’ai trouvée dans un bouleversement de mobilier à croire que les Cosaques avaient passé par sa chambre. Elle aidait au déménagement d’une voisine et me paraissait dans un tohu-bohu complet. Au milieu de la conversation elle me dit tout à coup : « Et Olga ? — Qu’est-ce qu’Olga ? — Vous le savez. — Non. » Contestation, affirmation, impudences de ma part ; mensonges que je me serais épargnés si j’avais su que c’était toi qui lui avais conté l’histoire. J’ai persisté à soutenir que tu ne m’avais rien dit — et là-dessus : « Ah ! ne lui dites rien, parce qu’il m’accuse de vous conter tout. » Voilà l’anecdote, tu en feras ton profit.

Quant à Durey, je te conseille de faire en sorte qu’elle entre à l’Odéon pour jouer la Maintenon, rôle dont elle s’acquittera bien mieux que cette grosse volaille de X***. Il faut que ce soit une tragédienne qui te joue cela. J’entends une femelle qui ait les traditions tragiques, de la pompe ; les autres te disloqueront suffisamment tes malheureux vers. N’aie pas peur, ils seront en bel état dans leur bouche ! Il faut, dans la Maintenon, du cornélien de la haute école.

Ta résolution de te passer d’actrices, lubriquement parlant, est d’un homme vertueux. Mais prends garde de tomber dans l’excès contraire et de te méfier de ton cœur. Quant à ma pauvre Person, je suis sûr qu’elle remplirait ce rôle très bien. Tu feras ce que tu voudras, et je te supplie même de « faire ce que tu voudras », et non ce qu’on voudra. Tu as fait assez de concessions à l’Odéon pour qu’il te soit bien permis de faire passer une femme, et un rôle de vieille encore ! Ne faiblis point, n… de D… ! Affirme-toi. On ne considère les gens que lorsqu’ils se considèrent eux-mêmes beaucoup.


  1. La Légende de Saint Julien l’Hospitalier.
  2. La Légende du beau Pécopin et de la belle Bauldour, par Victor Hugo (Le Rhin).