Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 4/0474

Louis Conard (Volume 4p. 74-77).

474. À LOUIS BOUILHET.
Croisset, 7 juin 1855, nuit de mercredi [6-7 juin.]

Ah ! J’âpre-casse atmosphère, quoique dans la nuit, légèrement vêtu et fenêtres ouvertes. — Sue ! Il fait depuis deux jours un polisson de temps agréable. Tu as raison, pauvre cher vieux, de m’envier les arbres, le bord de l’eau et le jardin, c’est splendide ! J’avais hier les poumons fatigués à force de humer les lilas et ce soir, sur la rivière, les poissons sautaient avec des folâtreries incroyables, comme des bourgeois invités à prendre un thé à la Préfecture.

Je suis moult aise de te savoir un peu remonté sur ton drame. Voici je crois ce qu’il faut faire : 1o Aller d’abord chez Blanche[1]. 2o Lui dire : vous voyez que je ne suis pas un entêté ; j’ai corrigé dans vos données, suivi vos avis, vous m’aviez dit telle et telle chose (inventes-en si tu ne te les rappelles pas) que j’ai tenues en considération, etc. 3o Il faut avoir pour examinateur Laugier et en même temps faire marcher Sandeau. Au reste, si Blanche est bon enfant (et il le sera), fais ce qu’il te conseille… Tâche d’avoir une lecture quand même. Je persiste dans cette opinion : on ne doit se présenter à l’Odéon que si tout est raté définitivement aux Français. Mais il est bon d’aller vite en besogne, pour que l’insuccès, s’il y en a un, ne s’ébruite pas et ne te nuise pas auprès du comité de l’Odéon. Aie plusieurs manuscrits, s’il le faut, trémousse-toi ! copie-les plutôt toi-même !

La Porte-Saint-Martin vaudrait peut-être mieux que l’Odéon, mais nous n’en sommes pas là. Occupe-toi des Français comme si c’était la seule porte possible.

Je vais bien lentement. Je me donne un mal de chien. Il m’arrive de supprimer, au bout de cinq ou six pages, des phrases qui m’ont demandé des journées entières. Il m’est impossible de voir l’effet d’aucune avant qu’elle ne soit finie, parachevée, limée. C’est une manière de travailler inepte ! mais comment faire ? J’ai la conviction que les meilleures choses en soi sont celles que je biffe. On n’arrive à faire de l’effet que par la négation de l’exubérance. Et c’est là ce qui me charme, l’exubérance.

Si tu veux lire quelque chose de violent et d’opaque comme galimatias, prends une description du Vésuve par le sieur Marc Monnier dans le dernier numéro de la Revue de Paris. Il y a un Jéhovah qui finit un paysage d’une manière un peu remarquable. Cette phrase mérite un encadrement en or. C’est un type, comme on dit.

Le nommé About dont tu me parles est violemment accusé dans ce même numéro (et avec des preuves qui m’ont paru assez concluantes) d’avoir tout bonnement traduit un livre italien, supprimé depuis l’impression et qu’il a donné comme étant une œuvre de lui.

Je voudrais bien lire le Planche sur Du Camp. Hier grand éloge des Chants modernes[2] par Môsieu Paulin Limayrac, mais éloge qui sentait l’ami peu enthousiaste au fond. On vantait surtout les intentions et la préface. Enfin !

J’ai été ces jours derniers assez inquiet de mon pauvre Narcisse qui a cuydé avoir une attaque d’apoplexie. On l’a saigné et il va bien maintenant. J’ai été le voir une fois dans sa chambre et je l’ai trouvé lisant les Rayons et les Ombres ; il ne devait pas y comprendre grand’chose. N’importe, ça m’a attendri.

Est-ce beau ou bête de prendre la vie au sérieux ? Je n’en sais rien. C’est robuste, en tout cas, et je ne m’en sens pas la force. J’en ai à peine assez pour tenir une plume.


  1. Ami de Flaubert qui lui avait recommandé Bouilhet pour faire accepter Madame de Montarcy au Théâtre Français. Il était secrétaire général du Ministère d’État.
  2. Poésies, par Maxime Du Camp.