Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 4/0466

Louis Conard (Volume 4p. 51-55).

466. À LOUISE COLET.
[Croisset] Vendredi soir, minuit
[7 avril 1854].

Je viens de recopier au net tout ce que j’ai fait depuis le jour de l’an, ou pour mieux dire depuis le milieu de février, puisqu’à mon retour de Paris j’ai tout brûlé. Cela fait treize pages, ni plus ni moins, treize pages en sept semaines. Enfin, elles sont faites, je crois, et aussi parfaites qu’il m’est possible. Je n’ai plus que deux ou trois répétitions du même mot à enlever et deux coupes trop pareilles à casser. Voilà enfin quelque chose de fini. C’était un dur passage : il fallait amener insensiblement le lecteur de la psychologie à l’action, sans qu’il s’en aperçoive. Je vais entrer maintenant dans la partie dramatique et mouvementée. Encore deux ou trois grands mouvements et j’apercevrai la fin. Au mois de juillet ou d’août, j’espère entamer le dénouement. Que de mal j’aurai eu, mon Dieu ! Que de mal ! Que d’échignements et de découragements ! J’ai hier passé toute ma soirée à me livrer à une chirurgie furieuse. J’étudie la théorie des pieds bots. J’ai dévoré en trois heures tout un volume de cette intéressante littérature et pris des notes. Il y avait là de bien belles phrases : « Le sein de la mère est un sanctuaire impénétrable et mystérieux où », etc. Belle étude du reste ! Que ne suis-je jeune ! Comme je travaillerais ! Il faudrait tout connaître pour écrire. Tous tant que nous sommes, écrivassiers, nous avons une ignorance monstrueuse, et pourtant comme tout cela fournirait des idées, des comparaisons ! La moelle nous manque généralement ! Les livres d’où ont découlé les littératures entières, comme Homère, Rabelais, sont des encyclopédies de leur époque. Ils savaient tout, ces bonnes gens-là ; et nous, nous ne savons rien. Il y a dans la poétique de Ronsard un curieux précepte : il recommande au poète de s’instruire dans les arts et métiers, forgerons, orfèvres, serruriers, etc., pour y puiser des métaphores. C’est là ce qui vous fait, en effet, une langue riche et variée. Il faut que les phrases s’agitent dans un livre comme les feuilles dans une forêt, toutes dissemblables en leur ressemblance.

Mais causons de toi et, à propos de médecine, je ne comprends rien à tes maux. Qu’as-tu, en définitive ? Qui est-ce qui te soigne, et te soignes-tu ? Si c’est un des deux êtres que j’ai vus chez toi, Valerand ou Alibert, je te plains. Ces messieurs m’ont l’air de franches buses. Tu as beau être athée en médecine, je t’assure qu’elle peut faire beaucoup de mal. On vous tue parfaitement, si on ne vous guérit pas. Je t’avais toujours conseillé d’aller consulter pour tes palpitations quelqu’un. Tu persistes à n’en rien faire et à souffrir. C’est très beau au point de vue du sec, mais moins beau au point de vue du raisonnable.

J’ai reçu la lettre où tu me disais que de Vigny t’avait lue (et assez mal) à l’académie. Ainsi rassure-toi, elle n’a pas été perdue. Ça m’a l’air d’un excellent homme, ce bon de Vigny. C’est du reste une des rares honnêtes plumes de l’époque : grand éloge ! Je lui suis reconnaissant de l’enthousiasme que j’ai eu autrefois en lisant Chatterton. (Le sujet y était pour beaucoup. N’importe.) Dans Stello et dans Cinq-Mars il y a aussi de jolies pages. Enfin c’est un talent plaisant et distingué, et puis il était de la bonne époque, il avait la Foi ! Il traduisait du Shakespeare, engueulait le bourgeois, faisait de l’historique. On a eu beau se moquer de tous ces gens-là, ils domineront pour longtemps encore tout ce qui les suivra. Et tous finissent par être académiciens, ô ironie ! Le dédain pour la Poésie que l’on a en ce lieu, et dont il te parlait, m’a remis en tête aujourd’hui que voilà de ces choses qu’il faut expliquer, et ce sera moi qui les expliquerai. Le besoin se fait sentir de deux livres moraux, un sur la littérature et un autre sur la sociabilité. J’ai des prurits de m’y mettre. (Malheureusement je ne pourrai pas commencer avant trois ans au plus tôt.) Et je te réponds bien que si quelque chose peut casser les vitres, ce sera cela. Les honnêtes gens respireront. Je veux donner un peu d’air à la conscience humaine qui en manque. Je sens que c’est le moment. Un tas d’idées critiques m’encombrent. Il faut que je m’en débarrasse quelque part, et sous la forme la plus artiste possible, pour me mettre ensuite commodément et longuement à deux ou trois grandes œuvres que je porte depuis longtemps dans le ventre.

Non, je n’ai pas été trop loin à l’encontre de Delisle, car après tout je n’ai pas dit de mal de lui ; mais j’ai dit et je maintiens que son action au piano m’a indigné. J’ai reconnu là un poseur taciturne. Ce garçon ne fait point de l’art exclusivement pour lui, sois-en sûre. Il voudrait que toutes ses pièces de vers pussent être mises en musique et chantées, et gueulées, et roucoulées dans les salons (puis il se donnera pour excuse à lui-même que les poésies d’Homère étaient chantées, etc.). Cela m’exaspère ; je ne lui ai pas pardonné cette prostitution. Tu n’as vu dans ma férocité qu’une lubie excentrique. Je t’assure qu’il m’a blessé en la poésie, en la musique et en lui que j’aimais, car, quoique tu me déclares : n’avoir jamais eu un « élan de cœur de ma vie » je suis au contraire un gobe-mouches qui n’admire jamais par parties. Quand je trouve la main belle, j’adore le bras. Si un homme a fait un bon sonnet, le voilà mon ami et puis, après, je lutte contre moi-même et je ne veux pas me croire encore lorsque j’ai découvert la vérité. Leconte peut être un excellent garçon, je n’en sais rien ; mais je lui ai vu faire une chose (insignifiante en soi, d’accord) qui m’a semblé, dans l’ordre artistique, être ce que la sueur des pieds est au physique. Cela puait et les trilles, gammes et octaves qui dominaient sa voix faisaient comme les mailles de cette sale chaussette harmonique, par où s’écoulait béatement ce flux de vanité nauséabonde. Et la pauvre poésie au milieu de tout cela ! Mais il y avait des dames ! Ne fallait-il pas être aimable ? L’esprit de société, saperlotte !!!

Tu me dis de bien belles choses sur la Sylphide et son activité. Le remuement que certaines gens se donnent vous occasionne le vertige, n’est-ce pas ? Voilà à quoi se passe la vie, à un tas d’actions imbéciles qui font hausser les épaules au voisin.

Rien n’est sérieux en ce bas monde, que le rire !

Penses-tu à la tribouillée qu’il va falloir que Bouilhet administre à cette pauvre Léonie ? Elle l’attend comme la manne. Pourvu qu’elle ne lui dise pas — comme Cymodocée à Eudore : « Ah ! les femmes de Rome t’ont trop aimé » — […]

Adieu, pauvre chère Muse ; rétablis-toi donc ! je t’embrasse.

Ton monstre.

Je relis de l’histoire grecque pour le cours que je fais à ma nièce. Hier le combat des Thermopyles, dans Hérodote, m’a transporté comme à douze ans, ce qui prouve la candeur de mon âme, quoi qu’on en dise.