Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 3/0441

Louis Conard (Volume 3p. 387-391).

441. À LOUISE COLET.
[Croisset] Nuit de mardi [29 novembre 1853].

Sais-tu que tu m’éblouis par ta facilité ? En dix jours tu vas avoir écrit six contes. Je n’y comprends rien (bons ou mauvais, je les admire). Moi, je suis comme les vieux aqueducs : il y a tant de détritus aux bords de ma pensée qu’elle circule lentement et ne tombe que goutte à goutte du bout de ma plume. Quand tu vas être débarrassée de cette besogne, reprends vite ta Servante ! Soigne la fin. Il faut que la folie de Mariette soit hideuse. La hideur dans les sujets bourgeois doit remplacer le tragique qui leur est incompatible. Quant aux corrections, avant d’en faire une seule, remédite l’ensemble et tâche surtout d’améliorer, non par des coupures, mais par une création nouvelle. Toute correction doit être faite en ce sens. Il faut bien ruminer son objectif avant de songer à la forme, car elle n’arrive bonne que si l’illusion du sujet nous obsède. Serre tout ce qui est de Mariette et ne crains pas de développer (en action, bien entendu) tout ce qui est de la servante. Si ta généralité est puissante, elle emportera, ou du moins palliera beaucoup la particularité de l’anecdote. Pense le plus possible à toutes les servantes.

Et maintenant, causons de nous. Tu es triste, et moi aussi. Depuis mardi matin jusqu’à jeudi soir, c’était à en crever. J’ai senti (comme ce jour dans la baie de Naples où j’allais me noyer, et où ma peur, me faisant peur, cessa de suite) que mon sentiment me submergeait. J’avais une fureur sans cause. Mais j’ai lâché là-dessus des robinets d’eau glacée, et me revoilà debout. L’absence de Bouilhet m’est dure. Joins-y les idées que je me fais de ta solitude, de ton chagrin, le monologue que je me tiens au coin de mon feu et où je me dis : « Elle m’accuse, elle pleure ! » ; et les phrases à faire, le mot qu’on cherche !… Quelle saleté que la vie ! Quel maigre potage couvert de cheveux !

Ne nous plaignons pas ; nous sommes des privilégiés ! Nous avons dans la cervelle des éclairages au gaz ! Et il y a tant de gens qui grelottent dans une mansarde sans chandelle ! Tu pleures quand tu es seule, pauvre amie ! Non, ne pleure pas, évoque la compagnie des œuvres à faire ; appelle des figures éternelles. Au-dessus de la vie, au-dessus du bonheur, il y a quelque chose de bleu et d’incandescent, un grand ciel immuable et subtil dont les rayonnements qui nous arrivent suffisent à animer des mondes. La splendeur du génie n’est que le reflet pâle de ce Verbe caché. Mais si ces manifestations nous sont, à nous autres, impossibles, à cause de la faiblesse de nos natures, l’amour, l’amour, l’aspiration nous y envoie ; elle nous pousse vers lui, nous y confond, nous y mêle. On peut y vivre ; des peuples entiers n’en sont pas sortis, et il y a des siècles qui ont ainsi passé dans l’humanité comme des comètes dans l’espace, tout échevelés et sublimes. Tu te plains de ce que nous ne sommes pas dans les conditions ordinaires. Mais c’est là le mal, de vouloir s’étendre sur la vie, comme faisait Élisée sur le cadavre du petit enfant. On a beau se ratatiner, on est trop grand, et la putréfaction ne palpite pas sous nous. L’immense désir ne soulève même pas la patte d’une mouche, et nos meilleures voluptés nous font pleurer comme nos pires deuils. Si j’étais cet égoïste dont on parle, je te tiendrais d’autres discours. Avec quel soin, au contraire, dans l’intérêt de ma vanité ou de mes plaisirs, ne déclamerais-je pas sur les doux trésors de ce bas monde ! Les hommes, en effet, veulent toujours se faire aimer, même quand ils n’aiment point, et moi, si j’ai souhaité quelquefois que tu m’aimasses moins, c’était dans les moments où je t’aimais le plus, quand je te voyais souffrir à cause de moi. Dans ces moments-là, j’aurais voulu être crevé. Tu n’as qu’à demander à Bouilhet si lundi soir, alors que tu me jugeais si irrité contre toi, demande-lui, dis-je, si ce n’était pas plutôt contre moi-même que toute cette irritation se tournait.

Comment se fait-il que depuis huit jours j’aie bien travaillé, quand il me semble que je ne pense pas du tout à mon travail ? J’ai écrit cinq pages. J’aurai définitivement fini les comices à la fin de la semaine prochaine. Si tout continuait à marcher comme cela, j’aurais fini cet été. Mais sans doute que je m’abuse. Pourtant, il me semble que c’est bon. Peut-être est-ce l’envie que j’ai d’avoir fini et de nous rejoindre enfin d’une manière plus continue, qui me chauffe en dessous sans que je m’en doute. À propos de chauffage, cette pauvre mère Roger est-elle définitivement […] ?

Bouilhet s’oublie à Capoue ! et Mme Blanchecotte[1] aussi ! Ah mon Dieu. As-tu réfléchi quelquefois à toute l’importance qu’a le […] dans l’existence parisienne ? Quel commerce de billets, de rendez-vous, de fiacres stationnant au coin des rues, stores baissés ! Le […] est la pierre d’aimant qui dirige toutes les navigations. Il y a de quoi devenir chaste par contraste. Je ne hais pas Vénus, mais quel abus ! J’aime dans ce monde-là deux choses : la chose d’abord, en elle-même, la chair ; puis la passion, violente, haute, rare, la grande corde pour les grands jours. C’est pourquoi le cynisme me plaît, tout comme l’ascétisme. Mais j’exècre la galanterie. On peut bien vivre sans cela, parbleu ! Cette perpétuelle confusion de la culotte et du cœur me fait vomir. Quand il se rencontre des affections complexes et qui s’entrelacent par tous les bouts de l’être, comme la nôtre, cela sort de l’amour et rentre dans une physiologie supérieure à laquelle, contre laquelle et pour laquelle rien ne fait. Elle est réglée comme le battement de votre sang et co-éternelle à vous comme votre conscience.

Enfin cette Edma me dégoûte, même de loin. Tu excuses Bouilhet et tu plains Léonie : le premier parce qu’il est loin de sa maîtresse et l’autre parce qu’elle est trompée (c’est le mot consacré). Quant à moi je l’excuse aussi parfaitement (et même je l’approuve, si ça l’amuse). Mais ma raison est toute contraire à la tienne. Quand on sort des bras de quelqu’un, on a un arrière-goût à l’âme qui empêche de goûter les saveurs nouvelles. Après ça, les contrastes ! C’est aussi une loi culinaire. Moi, je vis au bain-marie.

Adieu, je t’embrasse dans tout mon jus. Mille baisers. À toi.

Ton G.

Mon cousin et sa longue épouse sont arrivés ce soir. Ils débarquent de Paris. Ils sont « fatigués de la cuisine de restaurant ». Ils ont été aux Français, à l’Opéra et à l’Opéra-Comique ! les trois théâtres voulus, les seuls théâtres bien. Ils ont vu à l’Opéra-Comique le Châlet : « c’est charmant, quoique ce soit ancien. »

Ô les bourgeois ! Je voudrais avec la peau du dernier des bourgeois, etc. ; voir Des Barreaux.


  1. Poète, collabora à pluieurs revues. En 1851, elle publia Rêves et Réalités, sous le nom de Mme M. B., ouvrière et poète.