Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 3/0421
Ceci est probablement ma dernière lettre de Trouville. Nous serons dans huit jours au Havre et le samedi à Croisset. Au milieu de la semaine prochaine je t’enverrai un petit mot. Le samedi soir, à Croisset, si Bouilhet n’y est pas, je t’écrirai. Tâche que j’aie une lettre de toi en rentrant pour le samedi, ou le dimanche matin plutôt. Cela me fera un bon retour. Quelle bosse de travail je vais me donner une fois rentré ! Cette vacance ne m’aura pas été inutile ; elle m’a rafraîchi. Depuis deux ans je n’avais guère pris l’air ; j’en avais besoin. Et puis je me suis un peu retrempé dans la contemplation des flots, de l’herbe et du feuillage. Écrivains que nous sommes et toujours courbés sur l’Art, nous n’avons guère avec la nature que des communications imaginatives. Il faut quelquefois regarder la lune ou le soleil en face. La sève des arbres vous entre au cœur par les longs regards stupides que l’on tient sur eux. Comme les moutons qui broutent du thym parmi les prés ont ensuite la chair plus savoureuse, quelque chose des saveurs de la nature doit pénétrer notre esprit s’il s’est bien roulé sur elle. Voilà seulement huit jours, tout au plus, que je commence à être tranquille et à savourer avec simplicité les spectacles que je vois. Au commencement j’étais ahuri ; puis j’ai été triste, je m’ennuyais. À peine si je m’y fais qu’il faut partir. Je marche beaucoup, je m’éreinte avec délices. Moi qui ne peux souffrir la pluie, j’ai été tantôt trempé jusqu’aux os, sans presque m’en apercevoir. Et quand je m’en irai d’ici, je serai chagrin. C’est toujours la même histoire ! Oui, je commence à être débarrassé de moi et de mes souvenirs. Les joncs qui, le soir, fouettent mes souliers en passant sur la dune, m’amusent plus que mes songeries (je suis aussi loin de la Bovary que si je n’en avais écrit de ma vie une ligne).
Je me suis ici beaucoup résumé et voilà la conclusion de ces quatre semaines fainéantes : adieu, c’est-à-dire adieu et pour toujours au personnel, à l’intime, au relatif. Le vieux projet que j’avais d’écrire plus tard mes mémoires m’a quitté. Rien de ce qui est de ma personne ne me tente. Les attachements de la jeunesse (si beaux que puisse les faire la perspective du souvenir, et entrevus même d’avance sous les feux de Bengale du style) ne me semblent plus beaux. Que tout cela soit mort et que rien n’en ressuscite ! À quoi bon ? Un homme n’est pas plus qu’une puce. Nos joies, comme nos douleurs, doivent s’absorber dans notre œuvre. On ne reconnaît pas dans les nuages les gouttes d’eau de la rosée que le soleil y a fait monter ! Évaporez-vous, pluie terrestre, larmes des jours anciens, et formez dans les cieux de gigantesques volutes, toutes pénétrées de soleil.
Je suis dévoré maintenant par un besoin de métamorphoses. Je voudrais écrire tout ce que je vois, non tel qu’il est, mais transfiguré. La narration exacte du fait réel le plus magnifique me serait impossible. Il me faudrait le broder encore.
Les choses que j’ai le mieux senties s’offrent à moi transposées dans d’autres pays et éprouvées par d’autres personnes. Je change ainsi les maisons, les costumes, le ciel, etc. Ah ! qu’il me tarde d’être débarrassé de la Bovary, d’Anubis et de mes trois préfaces (c’est-à-dire des trois seules fois, qui n’en feront qu’une, où j’écrirai de la critique) ! Que j’ai hâte donc d’avoir fini tout cela pour me lancer à corps perdu dans un sujet vaste et propre. J’ai des prurits d’épopée. Je voudrais de grandes histoires à pic, et peintes du haut en bas. Mon conte oriental me revient par bouffées ; j’en ai des odeurs vagues qui m’arrivent et qui me mettent l’âme en dilatation.
Ne rien écrire et rêver de belles œuvres (comme je fais maintenant) est une charmante chose. Mais comme on paie cher plus tard ces voluptueuses ambitions-là ! Quels renfoncements ! Je devrais être sage (mais rien ne me corrigera). La Bovary, qui aura été pour moi un exercice excellent, me sera peut-être funeste ensuite comme réaction, car j’en aurai pris (ceci est faible et imbécile) un dégoût extrême des sujets à milieu commun. C’est pour cela que j’ai tant de mal à l’écrire, ce livre. Il me faut de grands efforts pour m’imaginer mes personnages et puis pour les faire parler, car ils me répugnent profondément. Mais quand j’écris quelque chose de mes entrailles, ça va vite. Cependant voilà le péril. Lorsqu’on écrit quelque chose de soi, la phrase peut être bonne par jets (et les esprits lyriques arrivent à l’effet facilement et en suivant leur pente naturelle), mais l’ensemble manque, les répétitions abondent, les redites, les lieux communs, les locutions banales. Quand on écrit au contraire une chose imaginée, comme tout doit alors découler de la conception et que la moindre virgule dépend du plan général, l’attention se bifurque. Il faut à la fois ne pas perdre l’horizon de vue et regarder à ses pieds. Le détail est atroce, surtout lorsqu’on aime le détail comme moi. Les perles composent le collier, mais c’est le fil qui fait le collier. Or, enfiler les perles sans en perdre une seule et toujours tenir son fil de l’autre main, voilà la malice. On s’extasie devant la correspondance de Voltaire. Mais il n’a jamais été capable que de cela, le grand homme ! c’est-à-dire d’exposer son opinion personnelle ; et tout chez lui a été cela. Aussi fut-il pitoyable au théâtre, dans la poésie pure. De roman il en a fait un, lequel est le résumé de toutes ses œuvres, et le meilleur chapitre de Candide est la visite chez le seigneur Pococurante, où Voltaire exprime encore son opinion personnelle sur à peu près tout. Ces quatre pages sont une des merveilles de la prose. Elles étaient la condensation de soixante volumes écrits et d’un demi-siècle d’efforts. Mais j’aurais bien défié Voltaire de faire la description seulement d’un de ces tableaux de Raphaël dont il se moque. Ce qui me semble, à moi, le plus haut dans l’Art (et le plus difficile), ce n’est ni de faire rire, ni de faire pleurer, ni de vous mettre en rut ou en fureur, mais d’agir à la façon de la nature, c’est-à-dire de faire rêver. Aussi les très belles œuvres ont ce caractère. Elles sont sereines d’aspect et incompréhensibles. Quant au procédé, elles sont immobiles comme des falaises, houleuses comme l’Océan, pleines de frondaisons, de verdures et de murmures comme des bois, tristes comme le désert, bleues comme le ciel. Homère, Rabelais, Michel-Ange, Shakespeare, Goethe m’apparaissent impitoyables. Cela est sans fond, infini, multiple. Par de petites ouvertures on aperçoit des précipices ; il y a du noir en bas, du vertige. Et cependant quelque chose de singulièrement doux plane sur l’ensemble ! C’est l’éclat de la lumière, le sourire du soleil, et c’est calme ! c’est calme ! et c’est fort, ça a des fanons comme le bœuf de Leconte.
Quelle pauvre création, par exemple, que Figaro à côté de Sancho ! Comme on se le figure sur son âne, mangeant des oignons crus et talonnant le roussin, tout en causant avec son maître. Comme on voit ces routes d’Espagne, qui ne sont nulle part décrites. Mais Figaro où est-il ? À la Comédie-française. Littérature de société.
Or je crois qu’il faut détester celle-là. Moi je la hais, maintenant. J’aime les œuvres qui sentent la sueur, celles où l’on voit les muscles à travers le linge et qui marchent pieds nus, ce qui est plus difficile que de porter des bottes, lesquelles bottes sont des moules à usage de podagre : on y cache ses ongles tors avec toutes sortes de difformités. Entre les pieds du Capitaine ou ceux de Villemain et les pieds des pêcheurs de Naples, il y a toute la différence des deux littératures. L’une n’a plus de sang dans les veines. Les oignons semblent y remplacer les os. Elle est le résultat de l’âge, de l’éreintement, de l’abâtardissement. Elle se cache sous une certaine forme cirée et convenue, rapiécée et prenant eau. Elle est, cette forme, pleine de ficelles et d’empois. C’est monotone, incommode, embêtant. On ne peut avec elle ni grimper sur les hauteurs, ni descendre dans les profondeurs, ni traverser les difficultés (ne la laisse-t-on pas en effet à l’entrée de la science, où il faut prendre des sabots ?). Elle est bonne seulement à marcher sur le trottoir, dans les chemins battus et sur le parquet des salons, où elle exécute de petits craquements fort coquets qui irritent les gens nerveux. Ils auront beau la vernir, les goutteux, ce ne sera jamais que de la peau de veau tannée. Mais l’autre ! l’autre, celle du bon Dieu, elle est bistrée d’eau de mer et elle a les ongles blancs comme l’ivoire. Elle est dure, à force de marcher sur les rochers. Elle est belle à force de marcher sur le sable. Par l’habitude en effet de s’y enfoncer mollement, le galbe du pied peu à peu s’est développé selon son type ; il a vécu selon sa forme, grandi dans son milieu le plus propice. Aussi, comme ça s’appuie sur la terre, comme ça écarte les doigts, comme ça court, comme c’est beau !
Quel dommage que je ne sois pas professeur au Collège de France ! J’y ferais tout un cours sur cette grande question des Bottes comparées aux littératures. « Oui, la Botte est un monde », dirais-je, etc. Quels jolis rapprochements ne pourrait-on pas faire sur le Cothurne, la Sandale ! etc…
Quel beau mot, que Sandale ! et comme il est impressionnant, n’est-ce pas ? Celles qui ont des bouts retroussés en pointe, comme des croissants de lune, et qui sont couvertes de paillettes étincelantes, tout écrasées d’ornements magnifiques, ressemblent à des poèmes indiens. Elles viennent du Gange. Avec elles on marche dans des pagodes, sur des planchers d’aloès noircis par la fumée des cassolettes, et, sentant le musc, elles traînent dans les harems sur des tapis à arabesques désordonnées. Cela fait penser à des hymnes sans fin, à des amours repus… La Marcoub du fellah, ronde comme un pied de chameau, jaune comme l’or, à grosses coutures et serrant les chevilles, chaussure de patriarche et de pâtre, la poussière lui va bien. Toute la Chine n’est-elle point dans un soulier de Chinoise garni de damas rose et portant des chats brodés sur son empeigne ?
Dans l’entrelacement des bandelettes aux pieds de l’Apollon du Belvédère, le génie plastique des Grecs a étalé toutes ses grâces. Quelles combinaisons de l’ornement et du nu ! Quelle harmonie du fond et de la forme ! Comme le pied est bien fait pour la chaussure ou la chaussure pour le pied !
N’y a-t-il pas un rapport évident entre les durs poèmes du moyen âge (monorimes souvent) et les souliers de fer, tout d’une pièce, que les gens d’armes portaient alors, éperons de six pouces de longueur à molettes formidables, périodes embarrassantes et hérissées.
Les souliers de Gargantua étaient faits avec « quatre cent six aulnes de velours bleu cramoysi, deschiquetez mignonnement par lignes parallèles jointes en cylindres uniformes ». Je vois là l’architecture de la Renaissance. Les bottes Louis XIII, évasées et pleines de rubans et de pompons comme un pot rempli de fleurs, me rappellent l’hôtel de Rambouillet, Scudéry, Marini. Mais il y a tout à côté une longue rapière espagnole à poignée romaine : Corneille.
Du temps de Louis XIV, la littérature avait les bas bien tirés ! ils étaient de couleur brune. On voyait le mollet. Les souliers étaient carrés du bout (La Bruyère, Boileau), et il y avait aussi quelques fortes bottes à l’écuyère, robustes chaussures dont la coupe était grandiose (Bossuet, Molière). Puis on arrange en pointe le bout du pied, littérature de la Régence Gil Blas. On économise le cuir et la forme (encore un calembour !) est poussée à une telle exagération d’antinaturalisme qu’on en arrive presque à la Chine (sauf la fantaisie du moins). C’est mièvre, léger, contourné. Le talon est si haut que l’aplomb manque ; plus de base. Et d’autre part on rembourre le mollet, emplissage philosophique flasque (Raynal, Marmontel, etc.). L’académique chasse le poétique ; règne des boucles (pontificat de Monseigneur de La Harpe). Et maintenant nous sommes livrés à l’anarchie des gnaffs. Nous avons eu les jambarts, les mocassins et les souliers à la poulaine. J’entends dans les lourdes phrases de MM. Pitre-Chevalier et Émile Souvestre, bretons, l’assommant bruit des galoches celtiques. Béranger a usé jusqu’au lacet la bottine de la grisette, et Eugène Sue montre outre mesure les ignobles bottes éculées du chourineur. L’un sent le graillon et l’autre l’égout. Il y a des taches de suif sur les phrases de l’un, des traînées de merde tout le long du style de l’autre. On a été chercher du neuf à l’étranger, mais ce neuf est vieux (nous travaillons en vieux). Échec des rebottes à la Russe et des littératures laponnes, valaques, norvégiennes (Ampère, Marmier et autres curiosités de la Revue des Deux-Mondes). Sainte-Beuve ramasse les défroques les plus nulles, ravaude ces guenilles, dédaigne le connu et, ajoutant du fil et de la colle, continue son petit commerce (renaissance des talons rouges, genre Pompadour et Arsène Houssaye, etc.). Il faut donc jeter toutes ces ordures à l’eau, en revenir aux fortes bottes ou aux pieds nus, et surtout arrêter là ma digression de cordonnier. D’où diable vient-elle ? D’un horrifique verre de rhum que j’ai bu ce soir, sans doute. Bonsoir.