Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 3/0388

Louis Conard (Volume 3p. 190-192).

388. À LOUISE COLET.
[Croisset] Nuit de mardi, 1 heure [3-4 mai 1853].

Oui, chère Muse, nous nous verrons lundi prochain comme tu le désires, et nous resterons ensemble jusqu’à samedi (ma prochaine t’indiquera les heures de départ). C’est du moins mon intention et mon espoir, à moins que je ne sois malade d’ici là, ou que mes dents ne me reprennent trop fort. Dans l’état présent, ma bouche n’est pas présentable. Il m’a poussé des glandes sous le cou et un peu de fluxion. Je ne peux manger que de la mie de pain, et encore me fait-elle mal. J’ai eu depuis quatre jours une fièvre continue et hier violente. Voilà plusieurs semaines qu’il me prend de temps à autre au cervelet (siège des passions, selon Gall) des douleurs à crier, qui m’ont repris dimanche. Mais aussi quel dimanche et quelle société j’ai eus ! Je ne te parle jamais de mes ennuis domestiques, mais j’en suis comblé parfois : mon frère ! ma belle-sœur ! mon beau-frère ! Ah ! ah ! ah ! La santé de ma mère commence aussi à m’inquiéter profondément et plus que je ne le dis. Tout ce qu’il lui faudrait d’effectif est impraticable. Enfin, je viens d’être assez secoué, et il me résulte de tout cela une torpeur invincible. Hier et aujourd’hui j’ai passé tout l’après-midi à dormir comme un homme ivre. J’avais (nerveusement parlant) la sensation interne d’un homme qui aurait bu six bouteilles d’eau-de-vie. J’étais brûlé et étourdi. Mais ce soir (j’ai fait diète toute la journée) la revigueur m’est revenue, et j’ai écrit presque d’une seule haleine toute une page, et de psychologie fort serrée, où il y aura, je crois, peu à reprendre. N’importe, je voudrais bien que ces défaillances et ces enthousiasmes me quittassent un peu, et demeurer dans un milieu plus olympien, le seul bon pour faire du beau. L’échec de Melaenis chez Charpentier a assez embêté B[ouilhet]. Il n’était pas non plus gai dimanche. Entre lui et Edma, il ne se passe rien ; ils s’écrivent toutes les six semaines un billet de six lignes. Tu feras bien de pas lui en parler quand tu le verras ; c’est un sujet qui l’embête. Rappelle-toi l’avertissement ou laisse-le venir.

Pour te dire mon avis sur la lettre de Béranger, il faudrait que je connusse le bonhomme, mais il a été remué seulement d’une façon qu’il n’approuve pas. Ce qui étonne dans ce conte, c’est la couleur unie à l’émotion. Il t’a du reste donné un bon avis en te disant de prendre garde que les autres récits ne ressemblent à celui-là. Garde-toi aussi de ce mètre de cinq pieds, qui est le plus laid de tous. Nous causerons de tout cela en détail la semaine prochaine, je l’espère. Réponds-moi poste par poste si tu veux que je t’apporte les 500 francs, afin que j’aie la lettre samedi au plus tard. Tu en auras une de moi dimanche.

Comme c’est faible, outre que c’est fort canaille, les articles de Castille ! Ne trouver rien de pis à dire sur Thiers que de l’appeler nain parvenu ! etc., et dans la rage de tout dénigrer, attaquer jusqu’à Danton parce que Thiers l’a justifié ! Quelle enfilade de turpitudes morales et intellectuelles ! Mais tout cela est payé, ou implore de l’être.

Le scrupule du Philosophe sur l’épigraphe de Goethe dévoile l’homme. Voilà bien mes hypocrites. Ah ! comme il y en a qui voilent le sein de Dorine, et qui veulent cocufier Orgon !

Adieu. As-tu remarqué le nouveau prospectus de la Revue, « la phalange décidée à vaincre » ? Non, sacré nom de Dieu ! non ! je n’essaierai jamais de publier dans aucune revue. Il me semble que, par le temps qui court, faire partie de n’importe quoi, entrer dans un corps quelconque, dans n’importe quelle confrérie ou boutique, et même prendre un titre quel qu’il soit, c’est se déshonorer, c’est s’avilir, tant tout est bas.