Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 3/0385

Louis Conard (Volume 3p. 176-180).

385. À LOUISE COLET.
[Croisset, ] Vendredi, 1 heure [22 avril 1853].

Je t’écris à la hâte ; ma lettre partira par une occasion que j’ai pour Rouen et tu la recevras demain à ton réveil. C’est étrange ! mais hier au soir j’avais bon espoir[1], j’étais dans un bon état. Nos communications d’effluves ont été en défaut. Ou bien étais-tu peut-être très calme (car ta lettre de ce matin est stoïque, chère sauvage) et m’envoyais-tu ta sérénité ? ou est-ce moi qui t’ai envoyé la mienne ? Villemain a fait là dedans une bonne figure ! Allons, en voilà encore un que j’avais toujours bien jugé. Quand il reviendra, et je le souhaite, tu n’as qu’une chose à faire, c’est de le remercier avec effusion de ce qu’il a fait pour toi. Il n’y a pas de pire vengeance que ces politesses-là. Elles sont hautes comme orgueil et fortes comme esprit. S’il veut faire des excuses, donner des explications, c’est de l’arrêter court, du premier mot, avant de l’entendre, et de lui dire : « Causons d’autre chose ». Voilà tout. Et ce Musset aussi, qui ne dit rien ! Tous ! tous ! Enfin, mes vieilles haines sont donc justes. Mais j’aurais voulu que le ciel, cette fois, ne me donnât pas si bien raison. Tu vois que je n’avais pas mal deviné quand je te disais qu’on ne te tiendrait pas compte de tant de détails archéologiques et qu’il y en avait trop (à leur goût). Pas un des académiciens (si ce n’est peut-être Mérimée) n’en savait autant que ton Acropole en dit, et on garde toujours une petite rancune à qui nous instruit, rappelle-toi cela, surtout quand on a la prétention d’instruire les autres. Moi, à ta place, je lèverais le masque (le jour de la distribution des prix) et je publierais mon Acropole retouchée, puisqu’on n’en a lu que des fragments ; ce serait une bonne farce. Mais par exemple je ne laisserais pas un vers qui ne fût bon, et l’année prochaine, au mois de janvier, je renverrais une autre Acropole (il y a manière de refaire le sujet tout à l’inverse et sans que rien y ressemble). Cette fois-ci je m’arrangerais pour avoir le prix en m’y prenant (politiquement) mieux, et qui est-ce qui aurait un pied de nez ? Ce serait assez coquet de souffleter deux fois ces messieurs avec la même idée, une fois devant le public et par le public, et la seconde par eux-mêmes. Tu verrais quelle politesse on aurait pour toi après, et les amabilités, les traits d’esprit de M. le rapporteur ! Si tu t’en rapportes à moi complètement, je crois que nous y pouvons arriver.

Qu’est-ce que ça fout, tout cela ? Il n’y a de défaites que celles que l’on a tout seul devant sa glace, dans sa conscience. J’aurais eu mardi et mercredi cent mille sifflets aux oreilles que je n’aurais pas été plus abattu. Il ne faut penser qu’aux triomphes que l’on se décerne, être soi-même son public, son critique, sa propre récompense.

Le seul moyen de vivre en paix, c’est de se placer tout d’un bond au-dessus de l’humanité entière et de n’avoir avec elle rien de commun, qu’un rapport d’œil. Cela scandaliserait les Pelletan, les Lamartine et toute la race stérile et sèche (inactive dans le bien comme dans l’idéal) des humanitaires, républicains, etc. Tant pis ! Qu’ils commencent par payer leurs dettes avant de prêcher la charité, par être seulement honnêtes avant de vouloir être vertueux. La fraternité est une des plus belles inventions de l’hypocrisie sociale. On crie contre les jésuites. Ô candeur ! nous en sommes tous !

Enfin, si cette défaite du concours te gêne comme argent, tu sais que j’ai encore un petit magot de 500 francs. Ils sont à ta disposition comme si tu les tenais dans la main, et j’espère que tu m’estimes assez (je ne dis pas : aimes) pour agir sans cérémonie.

Il a donc fallu en passer par la correction de l’enfant. Certainement ton vers nouveau n’est pas mauvais ; mais l’autre était bon ! Que penses-tu si, au lieu de :

Et chaque année il avait un enfant


tu mettais :

Et chaque année lui donnait un enfant.


Ça me semble moins plat et ça relève mieux « il en fit tant », qui suit. Mais de quoi que l’on s’arrange, on ne remplacera pas la première version. Ils étaient si carrés, ces deux vers ! à ta place je les laisserais en blanc, je mettrais des points seulement. Ça aurait l’air d’avoir été supprimé par ordre. Supprimez le bon, d’accord ; mais ne le corrigez pas. Dans la suppression complète vous obéissez à la force matérielle, mais en corrigeant vous êtes complice. Les iconoclastes sont pires que les barbares.

« Sous son petit jupon » peut aller à cause des deux ainsi. Non ! il avait vaut mieux. Ah ! mon Dieu, tu ne t’imagines pas la haine, le mal aux nerfs, que ça me fait de voir des bêtises semblables ! Envoie-le faire foutre ! Puisqu’ils avaient trouvé bon tout d’abord le poème, qu’est-ce que ça signifie, ces revirements-là ? Eh bien, qu’ils en fassent, eux, de la poésie ! Encore une fois, s’il faut leur obéir, je laisserais deux vers en blanc. En tout cas, à une deuxième édition, refourre-moi-les.

Le commencement de la semaine a été mauvais, mais maintenant ça reva, pour retomber bientôt sans doute. J’ai toujours ainsi des hauts et des bas. La fétidité du fond, jointe aux difficultés de la forme, m’accable quelquefois. Mais ce livre, quelque mauvais qu’il puisse être, sera toujours une œuvre d’une rude volonté et, une fois fini, corrigé, achevé d’un bout à l’autre, je crois qu’il aura une mine hautaine et classique. Ce sont de ces œuvres dont parle Perse, qui veulent que l’on se morde les ongles jusqu’au sang. À défaut d’autre mérite, c’en est un que la patience. Le mot de Buffon est impie ; mais quand le génie manque, la volonté, dans une certaine limite, le remplace. Napoléon III n’en est pas moins empereur tout comme son oncle. Après ce trait de modestie (de ma part), je te dis adieu, bon courage, à bientôt. Le soleil ne meurt jamais ! l’art est immortel comme lui ! et il y a des mondes lumineux où les âmes des poètes vont habiter après la mort ; elles roulent avec les astres dans l’infini sans mesure.

Un long baiser sur tes lèvres. À toi, à toi.

Ton G.

  1. L’Acropole n’obtint pas le prix de l’Académie, mais, remanié, ce poème fut de nouveau présenté à l’Académie en 1854, où il fut couronné en séance publique au mois d’août de la même année.