Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 3/0362

Louis Conard (Volume 3p. 85-87).

362. À LOUISE COLET.
(Croisset) Samedi, 3 h [15 janvier 1853].

J’ai passé un commencement de semaine affreux, mais depuis jeudi je vais mieux. J’ai encore six à huit pages pour être arrivé à un point, après quoi je t’irai voir. Je pense que ce sera dans une quinzaine. B[ouilhet], je crois, viendra avec moi. S’il ne t’écrit pas plus souvent, c’est qu’il n’a rien à te dire ou qu’il n’a pas le temps. Sais-tu, le pauvre diable, qu’il est occupé huit heures par jour à ses leçons ? […].

J’ai été cinq jours à faire une page, la semaine dernière, et j’avais tout laissé pour cela, grec, anglais ; je ne faisais que cela. Ce qui me tourmente dans mon livre, c’est l’élément amusant, qui y est médiocre. Les faits manquent. Moi je soutiens que les idées sont des faits. Il est plus difficile d’intéresser avec, je le sais, mais alors c’est la faute du style. J’ai ainsi maintenant cinquante pages d’affilée où il n’y a pas un événement. C’est un tableau continu d’une vie bourgeoise et d’un amour inactif ; amour d’autant plus difficile à peindre qu’il est à la fois timide et profond, mais hélas ! sans échevellements internes, parce que mon monsieur est d’une nature tempérée. J’ai déjà eu dans la première partie quelque chose d’analogue : mon mari aime sa femme un peu de la même manière que mon amant. Ce sont deux médiocrités dans le même milieu et qu’il faut différencier pourtant. Si c’est réussi, ce sera, je crois, très fort, car c’est peindre couleur sur couleur et sans tons tranchés, ce qui est peu aisé. Mais j’ai peur que toutes ces subtilités ennuient et que le lecteur aime autant voir plus de mouvement. Enfin il faut faire comme on a conçu. Si je voulais mettre là dedans de l’action, j’agirais en vertu d’un système et gâterais tout. Il faut chanter dans sa voix ; or la mienne ne sera jamais dramatique ni attachante. Je suis convaincu d’ailleurs que tout est affaire de style, ou plutôt de tournure, d’aspect.

Nouvelle : le jeune du Camp est officier de la Légion d’honneur ! Comme ça doit lui faire plaisir ! Quand il se compare à moi et considère le chemin qu’il a fait depuis qu’il m’a quitté, il est certain qu’il doit me trouver bien loin de lui en arrière et qu’il a fait de la route (extérieure). Tu le verras à quelque jour attraper une place et laisser là cette bonne littérature. Tout se confond dans sa tête : femmes, croix, art, bottes, tout cela tourbillonne au même niveau et, pourvu que ça le pousse, c’est l’important. Admirable époque (curieux symbolismes, comme dirait le père Michelet) que celle où l’on décore les photographes et où l’on exile les poètes (vois-tu la quantité de bons tableaux qu’il faudrait avoir faits avant d’arriver à cette croix d’officier ?). De tous les gens de lettres décorés, il n’y [en] a qu’un seul de commandeur, c’est M. Scribe ! Quelle immense ironie que tout cela ! Et comme les honneurs foisonnent quand l’honneur manque ! Adieu, ma pauvre chère vieille féroce ! Tout à toi.