Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 3/0354
Je vais envoyer au chemin de fer tout à l’heure (en même temps que cette lettre à la poste) un paquet contenant tes deux manuscrits de la Paysanne, le Richard III[1] que je n’ai pas eu le temps de lire, et un volume de gravures antiques, afin de donner un peu de poids au paquet, et qui te sera peut-être utile. Sois sans crainte, le plan que B[ouilhet] t’a envoyé lundi avait été la veille arrêté par nous deux, de même que les corrections que tu trouveras en marge de ton manuscrit sont nos corrections. Quand je dis corrections, c’est plutôt observations, car nous n’avons rien corrigé ; mais enfin nous avons bien passé à ce travail trois bonnes heures dimanche soir et je n’ai rien omis d’important, j’en suis sûr. Quant à ce qui t’arrête pour la fin, pourquoi donc t’embarrasses-tu ? Tu n’as pas besoin de préciser l’époque. Peins vaguement la vie de Jean à l’armée et le temps qu’il y reste. L’idée des Invalides est mauvaise d’ailleurs. Si les pontons, à cause de la date, te gênent, tu peux le faire prisonnier en Sibérie et revenant à pied à travers l’Europe au bout de longues années (mais ne t’avise pas alors de me peindre son voyage, et surtout pas d’effet de neige ! cela gâterait ta comparaison des vaisseaux dans les mers de glace qui est plus haut). Ne te dépêche pas pour les corrections et attends que les bonnes te viennent.
J’ai lu le Livre posthume[2] ; est-ce pitoyable, hein ? Je ne sais pas ce que tu en as dit à Bouilhet, mais il me semble que notre ami se coule. Il y a loin de là à Tagahor[3]. On y sent un épuisement radical ; il joue de son reste et souffle sa dernière note. Ce qui m’a particulièrement fait rire, c’est que lui, qui me reproche tant de me mettre en scène dans tout ce que je fais, parle sans cesse de lui ; il se complaît jusqu’à son portrait physique. Ce livre est odieux de personnalité et de prétentions de toute nature. S’il me demande jamais ce que j’en pense, je te promets bien que je lui dirai ma façon de penser entière et qui ne sera pas douce. Comme il ne m’a pas épargné du tout les avis quand je ne le priais nullement de m’en donner, ce ne sera que rendu. Il y a dedans une petite phrase à mon intention et faite exprès pour moi : « La solitude qui porte à ses deux sinistres mamelles l’égoïsme et la vanité ». Je t’assure que ça m’a bien fait rire. Égoïsme, soit ; mais vanité, non. L’orgueil est une bête féroce qui vit dans les cavernes et dans les déserts. La vanité au contraire, comme un perroquet, saute de branche en branche et bavarde en pleine lumière. Je ne sais si je m’abuse (et ici ce serait de la vanité), mais il me semble que dans tout le Livre posthume il y a une vague réminiscence de Novembre et un brouillard de moi, qui pèse sur le tout ; ne serait-ce que le désir de Chine à la fin : « Dans un canot allongé, un canot de bois de cèdre dont les avirons minces ont l’air de plumes, sous une voile faite de bambous tressés, au bruit du tam-tam et des tambourins, j’irai dans le pays jaune que l’on appelle la Chine », etc. Du Camp ne sera pas le seul sur qui j’aurai laissé mon empreinte. Le tort qu’il a eu c’est de la recevoir. Je crois qu’il a agi très naturellement en tâchant de se dégager de moi. Il suit maintenant sa voie ; mais en littérature, il se souviendra de moi longtemps. J’ai été funeste aussi à ce malheureux Hamard[4].
Je suis communiquant et débordant (je l’étais est plus vrai) et, quoique doué d’une grande faculté d’imitation, toutes les rides qui me viennent en grimaçant ne m’altèrent pas la figure. B[ouilhet] est le seul homme au monde qui nous ait rendu justice là-dessus, à Alfred [Le Poittevin] et à moi. Il a reconnu nos deux natures distinctes et vu l’abîme qui les séparait. S’il avait continué de vivre, il eût été s’agrandissant toujours, lui par sa netteté d’esprit et moi par mes extravagances. Il n’y avait [pas] de danger que nous [ne] nous réunissions de trop près. Quant à lui, B[ouilhet], il faut que tous deux nous valions quelque chose, puisque, depuis sept ans que nous nous communiquons nos plans et nos phrases, nous avons gardé respectivement notre physionomie individuelle.
Voilà le sieur Augier employé à la police ! Quelle charmante place pour un poète et quelle noble et intelligente fonction que celle de lire les livres destinés au colportage ! Mais est-ce que ça a quelque chose dans le ventre, ces gaillards-là ! C’est plus bourgeois que les marchands de chandelle. Voilà donc toute la littérature qui passe sous le bon vouloir de ce monsieur ! Mais on a une place, de l’importance, on dîne chez le ministre, etc. Et puis il faut dire le vrai, il y a de par le monde une conjuration générale et permanente contre deux choses, à savoir, la poésie et la liberté ; les gens de goût se chargent d’exterminer l’une, comme les gens d’ordre de poursuivre l’autre. Rien ne plaît davantage à certains esprits français, raisonnables, peu ailés, esprits poitrinaires à gilet de flanelle, que cette régularité tout extérieure qui indigne si fort les gens d’imagination. Le bourgeois se rassure à la vue d’un gendarme et l’homme d’esprit se délecte à celle d’un critique ; les chevaux hongres sont applaudis par les mulets. Donc, de quelle puissance d’embêtement pour nous n’est-il pas armé, le double entraveur qui a, tout à la fois, dans ses attributions, le sabre du gendarme et les ciseaux du critique ! Augier, sans doute, croit faire quelque chose de très bien, acte de goût, rendre des services. La censure, quelle qu’elle soit, me paraît une monstruosité, une chose pire que l’homicide ; l’attentat contre la pensée est un crime de lèse-âme. La mort de Socrate pèse encore sur la conscience du genre humain, et la malédiction des Juifs n’a peut-être pas d’autre signification : ils ont crucifié l’homme-parole, voulu tuer Dieu. Les républicains, là-dessus, m’ont toujours révolté. Pendant dix-huit ans, sous Louis-Philippe, de quelles déclamations vertueuses n’a-t-on pas [été] étourdi ! Qu’est-ce qui a jeté les plus lourds sarcasmes à toute l’école romantique, qui ne réclamait en définitive, comme on dirait maintenant, que le libre échange ! Ce qu’il y a de comique ensuite, ce sont les grands mots : « Mais que deviendrait la société ? » et les comparaisons : « laissez-vous jouer les enfants avec des armes à feu ? » Il semble à ces braves gens que la société tout entière tienne à deux ou trois chevilles pourries et que, si on les retire, tout va crouler. Ils la jugent (et cela d’après les vieilles idées) comme un produit factice de l’homme, comme une œuvre exécutée d’après un plan. De là les récriminations, malédictions et précautions. La volonté individuelle de qui que ce soit n’a pas plus d’influence sur l’existence ou la destruction de la civilisation qu’elle n’en a sur la pousse des arbres ou la composition de l’atmosphère. Vous apporterez, ô grand homme, un peu de fumier ici, un peu de sang là. Mais la force humaine, une fois que vous serez passé, continuera de s’agiter sans vous. Elle roulera votre souvenir avec toutes ses autres feuilles mortes. Votre coin de culture disparaîtra sous l’herbe, votre peuple sous d’autres invasions, votre religion sous d’autres philosophies et toujours, toujours, hiver, printemps, été, automne, hiver, printemps, sans que les fleurs cessent de pousser et la sève de monter.
C’est pourquoi l’Oncle Tom me paraît un livre étroit. Il est fait à un point de vue moral et religieux ; il fallait le faire à un point de vue humain. Je n’ai pas besoin, pour m’attendrir sur un esclave que l’on torture, que cet esclave soit brave homme, bon père, bon époux et chante des hymnes et lise l’Évangile et pardonne à ses bourreaux, ce qui devient du sublime, de l’exception, et dès lors une chose spéciale, fausse. Les qualités de sentiment, et il y [en] a de grandes dans ce livre, eussent été mieux employées si le but eût été moins restreint. Quand il n’y aura plus d’esclaves en Amérique, ce roman ne sera pas plus vrai que toutes les anciennes histoires où l’on représentait invariablement les mahométans comme des monstres. Pas de haine ! pas de haine ! Et c’est là du reste ce qui fait le succès de ce livre, il est actuel. La vérité seule, l’éternel, le Beau pur ne passionne pas les masses à ce degré-là. Le parti pris de donner aux noirs le bon côté moral arrive à l’absurde, dans le personnage de Georges par exemple, lequel panse son meurtrier tandis qu’il devrait piétiner dessus, etc., et qui rêve une civilisation nègre, un empire africain, etc. La mort de la jeune Saint-Claire est celle d’une sainte. Pourquoi cela ? Je pleurerais plus si c’était une enfant ordinaire. Le caractère de sa mère est forcé, malgré l’apparente demi-teinte que l’auteur y a mise. Au moment de la mort de sa fille, elle ne doit plus penser à ses migraines. Mais il fallait [faire] rire le parterre, comme dit Rousseau.
Il y a du reste de jolies choses dans ce livre : le caractère de Halley, la scène entre le sénateur et sa femme Mrs Ophélia, l’intérieur de la maison Legree, une tirade de Miss Cussy, tout cela est bien fait. Puisque Tom est un mystique, je lui aurais voulu plus de lyrisme (il eût été peut-être moins vrai comme nature). Les répétitions des mères avec leurs enfants sont archirépétées ; c’est comme le journal du sieur Saint-Claire qui revient à toute minute. Les réflexions de l’auteur m’ont irrité tout le temps. Est-ce qu’on a besoin de faire des réflexions sur l’esclavage ? Montrez-le, voilà tout. C’est là ce qui m’a toujours semblé fort dans le Dernier jour d’un condamné. Pas une réflexion sur la peine de mort (il est vrai que la préface échigne le livre, si le livre pouvait être échigné). Regarde dans le Marchand de Venise si l’on déclame contre l’usure. Mais la forme dramatique a cela de bon, elle annule l’auteur. Balzac n’a pas échappé à ce défaut, il est légitimiste, catholique, aristocrate.
L’auteur, dans son œuvre, doit être comme Dieu dans l’univers, présent partout, et visible nulle part. L’Art étant une seconde nature, le créateur de cette nature-là doit agir par des procédés analogues. Que l’on sente dans tous les atomes, à tous les aspects, une impassibilité cachée et infinie. L’effet, pour le spectateur, doit être une espèce d’ébahissement. Comment tout cela s’est-il fait ? doit-on dire, et qu’on se sente écrasé sans savoir pourquoi. L’art grec était dans ce principe-là et, pour y arriver plus vite, il choisissait ses personnages dans des conditions sociales exceptionnelles, rois, dieux, demi-dieux. On [ne] vous intéressait pas avec vous-mêmes ; le divin était le but. Adieu, il est tard. C’est dommage, je suis bien en train de causer. Je t’embrasse mille et mille fois. […]