Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 3/0344
Ne me répète plus que tu me désires, ne me dis pas toutes ces choses qui me font de la peine. À quoi bon ? puisqu’il faut que ce qui est soit, puisque je ne peux travailler autrement. Je suis un homme d’excès en tout. Ce qui serait raisonnable pour un autre m’est funeste. Crois-tu donc que je n’aie pas envie de toi aussi, que je ne m’ennuie pas souvent d’une séparation si longue ? Mais enfin je t’assure qu’un dérangement matériel de trois jours m’en fait perdre quinze, que j’ai toutes les peines du monde à me recueillir et que, si j’ai pris ce parti qui t’irrite, c’est en vertu d’une expérience infaillible et réitérée. Je ne suis en veine tous les jours que vers 11 h du soir, quand il y a déjà sept à huit heures que je travaille et, dans l’année, qu’après des enfilades de jours monotones, au bout d’un mois, six semaines que je suis collé à ma table.
Je commence à aller un peu. Cette semaine a été plus tolérable. J’entrevois au moins quelque chose dans ce que je fais. Bouilhet, dimanche dernier, m’a du reste donné d’excellents conseils après la lecture de mes esquisses ; mais quand est-ce que j’aurai fini ce livre ? Dieu le sait. D’ici là, je t’irai voir dans les intervalles, aux temps d’arrêt. Si je ne t’avais pas, je t’assure bien que je ne mettrais pas les pieds à Paris peut-être pas avant 18 mois. Lorsque j’y serai, tu verras comme ce que je dis est vrai, quant à ma manière de travailler, avec quelle lenteur ! et quel mal !
La lettre de ton amoureux m’a fait bien rire d’abord, et en même temps bien pitié ! J’ai, du reste, reconnu là le langage de mon beau-frère. Ils en sont tous deux au même degré de folie. Je ne crois pas, comme toi, que ce qu’il dit sur ses propriétés soit un mensonge. On n’invente pas des phrases comme celles-là, à moins d’être Molière : « Je n’ai qu’une propriété, la plus poétique qu’on puisse voir, située dans la ville de Montélimar et dominant toute la plaine du Rhône ; pour l’agrément surtout je l’estime plus de cent mille francs. » Ce pauvre Pipon, que nous avions oublié ! Avais-je tort de soutenir qu’il devait être un pitoyable mathématicien ?
Ce que j’ai lu du pamphlet ne m’a point enthousiasmé : de grosses injures et beaucoup de placages de style. Il n’a pas donné le temps à sa colère de se refroidir. On n’écrit pas avec son cœur, mais avec sa tête, encore une fois, et si bien doué que l’on soit, il faut toujours cette vieille concentration qui donne vigueur à la pensée et relief au mot. Qu’il y aurait eu bien mieux à dire ! Mais j’attends la totalité pour t’en parler plus longuement. Je trouve que tu es sévère pour Gautier. Ce n’est pas un homme né aussi poète que Musset, mais il en restera plus, parce que ce ne sont pas les poètes qui restent, mais les écrivains. Je ne connais rien de Musset qui soit d’un art si haut que le Saint-Christophe d’Ecija[1]. Personne n’a fait de plus beaux fragments que Musset, mais rien que des fragments ; pas une œuvre ! Son inspiration est toujours trop personnelle, elle sent le terroir, le Parisien, le gentilhomme ; il a à la fois le sous-pied tendu et la poitrine débraillée. Charmant poète, d’accord ; mais grand, non. Il n’y en a eu qu’un en ce siècle, c’est le père Hugo. Gautier a un monde poétique fort restreint, mais il l’exploite admirablement quand il s’en mêle. Lis le Trou du serpent[2], c’est cela qui est vrai et atrocement triste. Quant à son Don Juan, je ne trouve pas qu’il vienne de celui de Namouna, car chez lui il est tout extérieur (les bagues qui tombent des doigts amaigris, etc.), et chez M[usset] tout moral. Il me semble, en résumé, que G[autier] a raclé des cordes plus neuves (moins byroniennes) et, quant au vers, il est plus consistant. Les fantaisies qui nous (et moi tout le premier) charment dans Namouna, cela est-il bon en soi ? Quand l’époque en sera passée, quelle valeur intrinsèque restera-t-il à toutes ces idées qui ont paru échevelées et flatté le goût du moment ? Pour être durable, je crois qu’il faut que la fantaisie soit monstrueuse comme dans Rabelais. Quand on ne fait pas le Parthénon, il faut accumuler des pyramides. Mais quel dommage que deux hommes pareils soient tombés où ils en sont ! Mais s’ils sont tombés, c’est qu’ils devaient tomber. Quand la voile se déchire, c’est qu’elle n’est pas de trame solide. Quelque admiration que j’aie pour eux deux (Musset m’a excessivement enthousiasmé autrefois, il flattait mes vices d’esprit : lyrisme, vagabondage, crânerie de l’idée et de la tournure), ce sont en somme deux hommes du second rang et qui ne font pas peur, à les prendre en entier. Ce qui distingue les grands génies, c’est la généralisation et la création. Ils résument en un type des personnalités éparses et apportent à la conscience du genre humain des personnages nouveaux. Est-ce qu’on ne croit pas à l’existence de Don Quichotte comme à celle de César ? Shakespeare est quelque chose de formidable sous ce rapport. Ce n’était pas un homme, mais un continent ; il y avait des grands hommes en lui, des foules entières, des paysages. Ils n’ont pas besoin de faire du style, ceux-là ; ils sont forts en dépit de toutes les fautes et à cause d’elles. Mais nous, les petits, nous ne valons que par l’exécution achevée. Hugo, en ce siècle, enfoncera tout le monde, quoiqu’il soit plein de mauvaises choses ; mais quel souffle ! quel souffle ! Je hasarde ici une proposition que je n’oserais dire nulle part : c’est que les très grands hommes écrivent souvent fort mal, et tant mieux pour eux. Ce n’est pas là qu’il faut chercher l’art de la forme, mais chez les seconds (Horace, La Bruyère). Il faut savoir les maîtres par cœur, les idolâtrer, tâcher de penser comme eux, et puis s’en séparer pour toujours. Comme instruction technique, on trouve plus de profit à tirer des génies savants et habiles. Adieu, j’ai été dérangé tout le temps de ma lettre ; elle ne doit pas avoir le sens commun.
Je t’embrasse de la plante des pieds au haut des cheveux.
À toi, ma bien aimée Louise ; mille baisers encore.