Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 2/0322

Louis Conard (Volume 2p. 418-420).

322. À LOUISE COLET.
Dimanche 3 heures [23 mai].

La mauvaise nouvelle que tu m’as envoyée ce matin, pauvre chère amie, ne m’a surpris qu’à moitié. J’avais été hier, pendant toute la journée, dans un état de langueur étrange comme si j’eusse subi le contre-coup des angoisses que tu éprouvais en ce moment. Ne te désespère pas. Remonte-toi. Je sais que cela est plus facile à dire qu’à faire, mais on se sauve de tout par l’orgueil. Il faut de chaque malheur tirer une leçon et rebondir après les chutes.

Pour le drame que tu médites, rumine bien le plan et aie toujours en vue l’action, l’effet. Ils ont trouvé mauvais (pour leur usage) le changement de décoration au second acte. Tu te rappelles que je t’avais fait cette objection. Tout ce qui sort de la ligne commune effraie. « Sus à l’originalité ! » C’est le cri de guerre intérieur de toutes les consciences. Garde ta pièce telle qu’elle est ; la changer serait la gâter. Si l’on ne protégeait pas les arts, au lieu du Théâtre Français il y en aurait dix autres et où tu pourrais te faire jouer. Mais qu’y faire ? Rester dans sa tente et y rebattre sur l’enclume son épée.

Quand tu auras un succès, un jour ou l’autre, tu redonneras ta pièce. D’ici là, garde-la pour toi ; la publier serait la perdre pour l’avenir. Attendre est un grand mot et une grande chose. Je suis aussi découragé que toi pour le moment. Mon roman m’ennuie ; je suis stérile comme un caillou. Cette première partie qui devait être finie d’abord à la fin de février, puis en avril, puis en mai, ira jusqu’à la fin de juillet. À chaque pas je découvre dix obstacles. Le commencement de la deuxième partie m’inquiète beaucoup. Je me donne un mal de chien pour des misères ; les phrases les plus simples me torturent. Je ne veux pas aller à Paris (n’aie pas peur) avant d’être quitte de cette première partie. Mais comme je t’ai promis de te voir à la fin de ce mois et que, d’autre part, j’en ai bien besoin aussi, moi, voici ce que je te propose : un des jours de la fin de la semaine prochaine, vers le 3 ou le 4 juin, je t’écrirai pour te donner rendez-vous à Mantes, si tu veux, dans notre ancien hôtel, et nous y passerons 24 heures seuls, loin de tous. Une bonne journée à deux vaudra bien cinq ou six visites que je te ferai à Paris, chez toi et avec de l’entourage, et ne me coupera pas mon travail comme un arrêt d’une semaine, à un moment où j’ai besoin de ne pas perdre le fil de mes pensées. Dis-moi si ce plan te sourit.

Moi aussi je passerai plus tard par des journées comme tu en as eu une hier. Quand j’aurai fini ma Bovary et mon conte égyptien (dans deux ans), j’ai deux ou trois idées de théâtre que je mettrai à exécution, mais bien décidé d’avance à ne faire aucune concession, à n’être jamais joué ou sifflé.

Si j’arrive jamais à une position, comme on dit, ce sera à travers tout, et malgré toute considération de réussite. Je serai écrasé ou j’écraserai. Si j’ai en moi quelque valeur, ce parti pris (que je n’ai jamais pris mais qui est venu de lui-même) doit l’augmenter. Si je n’en ai aucune, c’est au moins quelque chose que cet entêtement. Mais j’éprouve, en revanche, de belles lassitudes, de fiers ennuis, et des saouleurs de moi, à me vomir moi-même si je pouvais.

Ça me fera bien de te voir, de m’appuyer la tête sur ton pauvre cœur plein de moi, de causer en regardant tes yeux.

Adieu, chère amour, à bientôt, un long baiser sur tes lèvres.

À toi.