Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 2/0315

Louis Conard (Volume 2p. 383-386).

315. À LOUISE COLET.
Samedi, 4 heures [3 avril 1852].

Je ne sais si c’est le printemps, mais je suis prodigieusement de mauvaise humeur ; j’ai les nerfs agacés comme des fils de laiton. Je suis en rage sans savoir de quoi. C’est mon roman peut-être qui en est cause. Ça ne va pas, ça ne marche pas. Je suis plus lassé que si je roulais des montagnes. J’ai dans des moments envie de pleurer. Il faut une volonté surhumaine pour écrire, et je ne suis qu’un homme. Il me semble quelquefois que j’ai besoin de dormir pendant six mois de suite. Ah ! de quel œil désespéré je les regarde, les sommets de ces montagnes où mon désir voudrait monter ! Sais-tu dans huit jours combien j’aurai fait de pages depuis mon retour de pays (sic) ? Vingt. Vingt pages en un mois et en travaillant chaque jour au moins sept heures ! Et la fin de tout cela ? Le résultat ? Des amertumes, des humiliations internes, rien pour se soutenir que la férocité d’une fantaisie indomptable. Mais je vieillis, et la vie est courte.

Ce que tu as remarqué dans la Bretagne est aussi ce que j’aime le mieux. Une des choses dont je fais le plus de cas, c’est mon résumé d’archéologie celtique et qui [en est] véritablement une exposition complète en même temps que la critique. La difficulté de ce livre consistait dans les transitions, et à faire un tout d’une foule de choses disparates. Il m’a donné beaucoup de mal. C’est la première chose que j’aie écrite péniblement (je ne sais où cette difficulté de trouver le mot s’arrêtera ; je ne suis pas un inspiré, tant s’en faut). Mais je suis complètement de ton avis quant aux plaisanteries, vulgarités, etc. Elles abondent ; le sujet y était pour beaucoup ; songe ce que c’est que d’écrire un voyage où l’on a pris d’avance le parti de tout raconter. Que je t’embrasse à pleins bras, sur les deux joues, sur le cœur, pour quelque chose qui t’a échappé et qui m’a flatté profondément. Tu ne trouves pas la Bretagne une chose assez hors ligne pour être montré à Gautier et tu voudrais que la première impression qu’il eût de moi fût violente. Il vaut mieux s’abstenir. Tu me rappelles à l’orgueil. Merci !

J’ai bien fait la bégueule envers lui, ce bon Gautier. Voilà longtemps qu’il me demande que je lui montre quelque chose et que je lui promets toujours. C’est étonnant comme je suis pudique là-dessus. Ma répugnance à la publication n’est, au fond, que l’instinct que l’on a de cacher […] Vouloir plaire, c’est déroger. Du moment que l’on publie, on descend de son œuvre. La pensée de rester toute ma vie complètement inconnu n’a rien qui m’attriste. Pourvu que mes manuscrits durent autant que moi, c’est tout ce que je veux. C’est dommage qu’il me faudrait un trop grand tombeau ; je les ferais enterrer avec moi comme un sauvage fait de son cheval.

Ce sont ces pauvres pages-là, en effet, qui m’ont aidé à traverser la longue plaine. Elles m’ont donné des soubresauts, des fatigues aux coudes et à la tête. Avec elles j’ai passé des orages, criant tout seul dans le vent et traversant, sans m’y mouiller seulement les pieds, des marécages où les piétons ordinaires restent embourbés jusqu’à la bouche.

J’ai parcouru rapidement le premier acte de l’Institutrice. J’y ai vu beaucoup de ça, dont tu abuses encore plus que moi. Je te la renverrai à la fin de la semaine avec des remarques. Le volume de d’Arpentigny sera dans le paquet.

C’est un homme héroïque, ce brave homme-là. À quelque jour sa femme de ménage le trouvera, un matin, glacé dans son lit et, la veille, il aura dîné en ville où il aura dit des galanteries, conté des histoires, été le plus aimable de la compagnie. Je suis sûr qu’il souffre quelquefois beaucoup. Comme les vieilles coquettes il crèvera dans son corset (je veux dire sa bonne tenue), plutôt que d’avouer qu’il lui faudrait retirer ses bottes et passer son bonnet de coton.

Ne t’inquiète pas de la page, elle fait partie d’un chapitre de Du Camp. Mets-la à part. Tâche de te procurer le dernier numéro de la Revue ; le chapitre de Max qui y est est, avec Tagahor, ce qu’il a mis là de plus écrit.

[…] J’ai lu 50 pages de Graziella et vais me mettre ce soir à ta pièce. C’est pour cela que je t’écris maintenant. Demain matin je clorai ma lettre en t’embrassant de nouveau.


Dimanche.

J’ai lu l’Institutrice. La première impression ne lui a point été favorable. C’est lâche de style, sauf quelques phrases qui n’en font que mieux ressortir le négligé du reste. C’est fait trop vite, je crois.

Au reste, je t’écrirai cette semaine plus au long tout ce que j’en pense, après l’avoir relue. Ne te décourage pas toutefois. Je le suis par moment plus que tu ne le seras jamais, qu’on ne peut l’être.

J’ai toujours trouvé tes vers très supérieurs à ta prose. Il n’y a rien d’étonnant à cela, t’étant plus exercée aux uns qu’à l’autre.

Adieu, pauvre chère femme bien-aimée. Je t’embrasse comme je t’aime, tendrement et chaudement.