Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 2/0308

Louis Conard (Volume 2p. 364-367).

308. À LOUISE COLET.
8 février.

Tu es donc, décidément, enthousiaste de Saint Antoine, toi. Enfin ! j’en aurai toujours eu un ! C’est quelque chose. Quoique je n’accepte pas tout ce que tu m’en dis, je pense que les amis n’ont pas voulu voir tout ce qu’il y avait là. Ç’a été légèrement jugé ; je ne dis pas injustement, mais légèrement. Quant à la correction que tu m’indiques, nous en causerons ; c’est énorme. Je rentre avec grand dégoût dans un cercle d’idées que j’ai abandonné, et c’est ce qu’il faut faire pour corriger dans le ton des autres parties circonvoisines.

J’aurai bien du mal à refaire mon Saint. Je devrai m’absorber bien longtemps pour pouvoir inventer quelque chose. Je ne dis point que je n’essayerai pas, mais ce ne sera pas de sitôt.

Je suis dans un tout autre monde maintenant, celui de l’observation attentive des détails les plus plats. J’ai le regard penché sur les mousses de moisissure de l’âme. Il y a loin de là aux flamboiements mythologiques et théologiques de Saint Antoine. Et, de même que le sujet est différent, j’écris dans un tout autre procédé. Je veux qu’il n’y ait pas dans mon livre un seul mouvement, ni une seule réflexion de l’auteur.

Je crois que ce sera moins élevé que Saint Antoine comme idées (chose dont je fais peu de cas), mais ce sera peut-être plus raide et plus rare, sans qu’il y paraisse. Du reste, ne causons plus de Saint Antoine. Ça me trouble, ça m’y fait resonger et perdre un temps inutile. Si la chose est bonne, tant mieux ; si mauvaise, tant pis. Dans le premier cas, qu’importe le moment de sa publication ? Dans le second, puisqu’elle doit périr, à quoi bon ?

J’ai un peu mieux travaillé cette semaine. J’irai à Paris d’ici à un mois ou cinq semaines, car je vois bien que ma première partie ne sera pas faite avant la fin d’avril. J’en ai bien encore pour une grande année, à 8 heures de travail par jour. Le reste du temps est employé à du grec et à l’anglais. Dans un mois je lirai Shakespeare tout couramment, ou à peu de chose près.

Je lis, le soir, du théâtre de Gœthe. Quelle pièce que Goetz de Berlichingen !

À ce qu’il paraît qu’il y a dans les journaux les discours de G[uizot] et de Montal[embert][1]. Je n’en verrai rien ; c’est du temps perdu. Autant bâiller aux corneilles que de se nourrir de toutes les turpitudes quotidiennes qui sont la pâture des imbéciles. L’hygiène est pour beaucoup dans le talent, comme pour beaucoup dans la santé. La nourriture importe donc. Voilà encore une institution pourrie et bête que l’Académie Française ! Quels barbares nous faisons avec nos divisions, nos cartes, nos casiers, nos corporations, etc. ! J’ai la haine de toute limite et il me semble qu’une Académie est tout ce qu’il y a de plus antipathique au monde à la constitution même de l’Esprit qui n’a ni règle, ni loi, ni uniforme.

Quels vers que ceux de l’ami Antony Deschamps !

Oui, tu es pour moi un délassement, mais des meilleurs et des plus profonds. Un délassement du cœur, car ta pensée m’attendrit, et il se couche sur elle comme moi sur toi. Tu m’as beaucoup aimé, pauvre chère femme, et maintenant tu m’admires beaucoup et m’aimes toujours. Merci de tout cela. Tu m’as donné plus que je ne t’ai donné, car ce qu’il y a de plus haut dans l’âme, c’est l’enthousiasme qui en sort.

Adieu, chère et bonne Louise, merci de ton fragment de la Chine. Un bon baiser sous ton col.


  1. M. de Montalembert prononça le 5 février son discours de réception à l’Académie française où il fut reçu par M. Guizot.