Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 2/0299

Louis Conard (Volume 2p. 334-336).

299. À LOUISE COLET.
[Paris, 31 décembre 1851.] Mercredi 2 heures.

Je n’irai pas vous voir ce soir, et je ne sais encore si j’irai chez Du Camp. Je lui avais donné rendez-vous hier et j’y ai manqué. À quoi bon porter chez les amis les fosses-Domange intérieures dont l’exhalaison vous asphyxie vous-même ? Je vais mettre le bouchon dessus et vous ne sentirez plus rien. Pardon, excusez-moi. J’ai eu le tort de penser tout haut, seul, un instant, deux soirs de suite. Je vous jure par Dieu que vous n’aurez plus à me reprocher de telles incongruités. Je serai gentil, aimable, charmant et faux à faire vomir ; mais je serai convenable. Je veux devenir un homme tout à fait bien.

La tête vous tournait donc quand je vous menais par la main au bord du balcon ? J’y vis penché, moi, et sans balustrade. Ou du moins, à force d’avoir les coudes appuyés dessus, voilà qu’elle se descelle petit à petit et que je la sens trembler.

Vous vous êtes blessée des choses secrètes de mon cœur. Pourquoi le vouliez-vous, ce cœur ? Quand je couchais sur la natte du juif ou du Fellah, j’étais dévoré de poux et de puces ; mais je ne me plaignais pas à mon hôte de ce qu’il m’avait donné la vermine. N’avez-vous donc pas compris quelle immense amitié il fallait que j’eusse pour vous pour me permettre de vous dire tout cela, pour me montrer à vous si nu, si déshabillé, si faible, vous qui m’accusez d’orgueil ? Ce n’était guère en avoir, avouez-le.

Fermons là ce chapitre et n’en parlons plus. Le son de ces cuivres vous fait saigner les oreilles ; j’y mettrai une sourdine, ou vous jouerai de la flûte.

Un mot d’explication et ce sera tout ! J’aime à user les choses. Or tout s’use ; je n’ai pas eu un sentiment que je n’aie essayé d’en finir avec lui. Quand je suis quelque part, je tâche d’être ailleurs. Quand je vois un terme quelconque, j’y cours tête baissée. Arrivé au terme, je bâille. C’est pour cela que lorsqu’il m’arrive de m’embêter, je m’enfonce encore plus dans l’embêtement. Quand quelque chose me démange, je me gratte jusqu’au sang et je suce mes ongles rouges. Se distraire d’une chose, c’est vouloir que la chose revienne. Il faut que cette chose se distraie de nous au contraire, qu’elle s’écarte de notre être naturellement.

Je suis un rustre de me plaindre devant vous. Mais est-ce que je me plains ? Enfin, c’est fini, n, i, ni ; n’en parlons plus.

Vous avez dû recevoir une petite lampe hier au soir. Je viendrai demain soit dans la journée ou le soir, mais plus probablement le soir, avec un visage gai, un esprit gai, un costume gai, tout à neuf, comme il convient pour la solennité du jour.

À vous qui m’aimez comme un arbre aime le vent ; à vous pour qui j’ai dans le cœur quelque chose de long et de doux, quelque chose d’ému, et de reconnaissant qui ne périra pas ; à toi, pauvre femme que je fais tant pleurer et que je voudrais tant faire sourire, bonne âme qui pansez le lépreux, quoique la lèpre n’ait pas besoin d’être pansée et que le lépreux s’en fâche parfois, je te souhaite tout ce que je n’ai pas, la sérénité d’esprit, la foi en soi et tout ce qui fait qu’on est content de vivre. Je te souhaite l’ébranchage de toutes les épines de la vie et des allées sablées à marcher, bordées de fleurs, avec des bruits de ruisseau, des roucoulements de colombes dans les branches et de grands vols d’aigles dans les nuages.

Il ne faut désespérer de rien. Il y a trois ans, l’an 1849, à minuit, je pensais à la Chine et l’an 1850, à minuit, j’étais sur le Nil. C’était sur la route. C’était un à peu près, c’était autre chose. Enfin, qui sait ? N’espérons pas, mais attendons.

Adieu, à demain.