Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 2/0269

Louis Conard (Volume 2p. 247-250).

269. À SA MÈRE.
Rhodes, 7 octobre 1850.

Nous avons dit adieu à la Syrie. Pauvre Syrie ! Maintenant nous allons entrer dans l’antiquité classique, nous allons voir Milet, Halicarnasse, Sardes, Éphèse, Magnésie, Smyrne, Pergame, Troie et Constantinople. Dans quelques jours nous aurons parcouru Rhodes à dos de mulet ; nous allons rentrer dans les bottes et refoutre notre camp. Afin d’être plus libres, nous avons expédié notre bagage à Smyrne, ne gardant avec nous que nos couvertures, nos lits et nos sacs de nuit.

Nous avons vu, en venant de Beyrouth ici, de bons tableaux à bord. Le navire était plein de Turcs allant de Syrie en Turquie. Tout le côté bâbord du pont était occupé par le harem ; femmes blanches et noires, enfants, chats, vaisselle, tout cela était vautré pêle-mêle sur des matelas, dégueulait, pleurait, criait et chantait. C’était bien drôle comme couleur locale. Il y avait deux négresses vêtues de jaune, avec des vestes rouges, et qui se tenaient debout contre le bastingage dans des poses à faire pleurer de joie le Véronèse. Une vieille Grecque, énorme, se tenait de profil et laissait voir une des plus charmantes têtes antiques qu’il soit possible de trouver sur la plus pure médaille syracusaine. Il y avait avec elle une jeune femme, sa fille, qui était quelque chose d’un peu soigné. Les enfants des femmes turques avaient les sourcils peints jusqu’au milieu du nez et, aux pieds, de petits anneaux d’or garnis de grelots. Les maris étaient à part, couverts de leurs pelisses en peau de mouton et faisant beaucoup de politesses à Son Excellence Hartim-Bey qui causait avec nous journaux et opéra. Nous avons couché sur le pont, regardant les étoiles qui filaient sur notre tête, à travers les déchirures du rouleau de gaze noire qui s’échappait de la cheminée.

Le second jour nous nous sommes arrêtés à Chypre cinq ou six heures. Nous n’y sommes pas descendus, grâce aux quarantaines. Voilà une des inventions les plus ineptes que l’homme ait jamais vues. Larnaka était devant nous. Nous avons vu de loin le mont Olympe. En sera-t-il toujours ainsi ? Ne le verrai-je jamais que de loin ? Stéphany pourtant nous mènera au Parnasse. Sais-tu sur quoi on y monte ? Sur des mulets, pas même sur des chevaux. Ce qui porte oreilles longues est seul capable de le gravir. Quelles bonnes plaisanteries on aurait faites là-dessus il y a deux cents ans, à l’époque des épigrammes !

Malheureusement nous n’irons pas en Candie ; le temps nous presse, nous nous hâtons pour gagner Constantinople, où la mauvaise saison ne va pas tarder à se faire sentir. Depuis que nous sommes à Rhodes, nous avons des nuages, chose presque nouvelle pour nous. Peu à peu nous nous rapprochons de l’Europe. Le lazaret où nous sommes maintenant est sur la pointe d’une petite presqu’île en rochers. Nous habitons une cahute au rez-de-chaussée, entourée de la mer de tous côtés. En face de nous, et presque à la toucher, nous avons la côte d’Asie Mineure et, derrière nous, la ville de Rhodes.

À Baalbeck nous sommes restés trois jours. Il y avait à côté des ruines un campement de Bohémiens. (Te souviens-tu de ceux que nous avons rencontrés un jour en allant de Nîmes au pont du Gard ?) Une femme balançait un enfant suspendu dans un hamac à un arbre. À côté, par terre, était assis un gros singe. Avec les ruines des temples antiques on a construit au moyen âge une forteresse, ruine aussi maintenant et qui enveloppe les autres ruines. Les torrents de l’Anti-Liban se sont fait route au milieu du village dépeuplé ; les bouquets de lavande et de menthe poussent entre les murs ; une rivière passe par la porte d’une maison dont il n’y a plus que la porte. Quant au temple de Baalbeck, je ne croyais pas qu’on pût être amoureux d’une colonnade ; c’est pourtant vrai. Il faut dire que cette colonnade a l’air d’être en vermeil ciselé, à cause de la couleur des pierres et du soleil. De temps à autre, un grand oiseau qui passe en battant dans l’air bleu ses ailes silencieuses ; l’ombre de son corps ovale se dessine un instant sur les pierres et glisse dessus ; puis rien, du vent et le silence. Çà et là, dans l’air, quelques mèches de coton arrachées aux grands chardons des ruines et qui voltigent comme du duvet.

Nous sommes restés huit jours à Esdoud, au milieu du Liban, chez les lazaristes. Les cèdres ne valent pas leur réputation : ils tombent de vieillesse et sont trop peu nombreux. Mais le Liban n’est pas assez vanté. C’est aussi beau que les Pyrénées et sous un ciel d’Orient. Le supérieur des lazaristes chez lesquels nous étions est un homme avec qui nous avons beaucoup causé, et des plus charmants que j’aie jamais rencontrés. C’est un Espagnol, de mine très altière et vraiment gentilhomme.

Les femmes du Liban portent sur la tête des tasses d’argent ; quelques-unes se placent sur le front des carrés d’un pied et demi de longueur. Il y a encore dans le Liban des gens qui adorent des cèdres comme au temps des prophètes. Le ramassis de toutes les vieilles religions qu’il y a en Syrie est quelque chose d’inouï. J’étais là dans mon centre. Il y aurait de quoi y travailler pendant des siècles.

Maxime a lâché la photographie à Beyrouth. Il l’a cédée à un amateur frénétique. En échange des appareils, nous avons acquis de quoi nous faire à chacun un divan comme les rois n’en ont pas : dix pieds de laine et soie brodée d’or ! Je crois que ce sera chic ! Adieu, chère vieille adorée, reçois sur tes pauvres joues creuses tous les baisers de ton Gustave.