Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 2/0265

Louis Conard (Volume 2p. 227-232).

265. À LOUIS BOUILHET.
Jérusalem, 20 août 1850.

Je dirais bien comme Sassetti : « Vous ne croiriez pas, Monsieur ? eh bien, quand j’ai aperçu Jérusalem, ça m’a fait tout de même un drôle d’effet. » J’ai arrêté mon cheval que j’avais lancé en avant des autres et j’ai regardé la ville sainte, tout étonné de la voir. Ça m’a semblé très propre et les murailles en bien meilleur état que je ne m’y attendais. Puis j’ai pensé au Christ, que j’ai vu monter sur le mont des Oliviers. Il avait une robe bleue et la sueur perlait sur ses tempes. J’ai pensé aussi à son entrée à Jérusalem avec de grands cris, des palmes vertes, etc., à la fresque de Flandrin que nous avons vue ensemble à Saint-Germain-des-Prés, la veille de mon départ. À ma droite, derrière la ville sainte, au fond, les montagnes blanches d’Hébron se déchiquetaient dans une transparence vaporeuse ; le ciel était pâle. Il y avait quelques nuages, quoiqu’il fît chaud ; la lumière était arrangée de telle sorte qu’elle me semblait comme celle dan jour d’hiver, tant c’était cru, blanc et dur. Puis Maxime m’a rejoint avec le bagage. Nous sommes entrés par la porte de Jaffa et nous avons dîné à 6 heures du soir.

Jérusalem est un charnier entouré de murailles. Tout y pourrit, les chiens morts dans les rues, les religions dans les églises. Il y a quantité de merdes et de ruines. Le Juif polonais avec son bonnet de peau de renard glisse en silence le long des murs délabrés, à l’ombre desquels le soldat turc engourdi roule, tout en fumant, son chapelet musulman. Les Arméniens maudissent les Grecs, lesquels détestent les Latins, qui excommunient les Cophtes. Tout cela est encore plus triste que grotesque. Ça peut bien être plus grotesque que triste. Tout dépend du point de vue ; mais n’anticipons pas sur les détails.

La première chose que nous ayons remarquée dans les rues, c’est la boucherie. Au milieu des maisons se trouve par hasard une place ; sur cette place un trou, et dans ce trou du sang, des boyaux, de l’urine, un arsenal de tons chauds à l’usage des coloristes. Tout à l’entour ça pue à crever ; près de là deux bâtons croisés d’où pend un croc. Voilà l’endroit où l’on tue les animaux et où l’on débite la viande. Le jeune Du Camp a fait comme à Montfaucon, il a pensé se trouver mal. Oui, Monsieur, il n’y a pas plus d’abattoirs que ça. Les journaux de l’endroit devraient bien tancer un peu les édiles. Ensuite, nous avons été à la maison de Ponce Pilate convertie en caserne. C’est-à-dire qu’il y a une caserne à la place où l’on dit que fut la maison de Ponce Pilate. De là on voit la place du Temple où est maintenant la belle mosquée d’Omar. Nous t’en rapporterons un dessin. Le Saint-Sépulcre est l’agglomération de toutes les malédictions possibles. Dans un si petit espace, il y a une église arménienne, une grecque, une latine, une cophte. Tout cela s’injuriant, se maudissant du fond de l’âme, et empiétant sur le voisin à propos de chandeliers, de tapis et de tableaux, quels tableaux ! C’est le pacha turc qui a les clefs du Saint-Sépulcre ; quand on veut le visiter, il faut aller chercher les clefs chez lui. Je trouve ça très fort ; du reste c’est par humanité. Si le Saint-Sépulcre était livré aux chrétiens, ils s’y massacreraient infailliblement. On en a vu des exemples.

« Tantum religio, etc. », comme dit le gentil Lucrèce.

Comme art, il n’y a rien que d’archi-pitoyable dans toutes les églises et couvents d’ici. Ça rivalise avec la Bretagne, sauf quelques dorures, des œufs d’autruche enfilés en chapelet et des flambeaux d’argent chez les Grecs, lesquels ont au moins l’avantage d’avoir du luxe. À Bethléem, j’ai vu un Massacre des Innocents où le centurion romain est habillé comme Poniatowski, avec des bottes à la russe, une culotte collante et un béret à plume blanche. Les représentations des martyrs sont à faire prendre en amour les bourreaux, s’ils ne valaient les victimes. Et puis on est assailli de saintetés. J’en suis repu. Les chapelets, particulièrement, me sortent par les yeux. Nous en avons bien acheté sept ou huit douzaines. Et puis, et surtout, c’est que tout cela n’est pas vrai. Tout cela ment. Après ma première visite au Saint-Sépulcre, je suis revenu à hôtel lassé, ennuyé jusque dans la moelle des os. J’ai pris un saint Mathieu et j’ai lu avec un épanouissement de cœur virginal le Discours sur la montagne. Ça a calmé toutes les froides aigreurs qui m’étaient survenues là-bas. On a fait tout ce qu’on a pu pour rendre les saints lieux ridicules. C’est putain en diable : l’hypocrisie, la cupidité, la falsification et l’impudence, oui ; mais de sainteté, aucune trace. J’en veux à ces drôles de n’avoir pas été ému ; et je ne demandais pas mieux que de l’être, tu me connais. J’ai pourtant une relique à moi, et que je garderai. Voici l’histoire : la seconde fois que j’ai été au Saint-Sépulcre, j’étais dans le Sépulcre même, petite chapelle toute éclairée de lampes et pleine de fleurs fichées dans des pots de porcelaine, tels que ceux qui décorent les cheminées des couturières. Il y a tant de lampes tassées les unes près des autres que c’est comme le plafond de la boutique d’un lampiste. Les murs sont de marbre. En face de vous grimace un Christ taillé en bas-relief, grandeur naturelle et épouvantable, avec ses côtes peintes en rouge. Je regardais la pierre sainte ; le prêtre a ouvert une armoire, a pris une rose, me l’a donnée, m’a versé sur les mains de l’eau de fleurs d’oranger, puis me l’a reprise, l’a posée sur la pierre pour bénir la fleur. Je ne sais alors quelle amertume tendre m’est venue. J’ai pensé aux âmes dévotes qu’un pareil cadeau, et dans un tel lieu, eût délectées et combien c’était perdu pour moi. Je n’ai pas pleuré sur ma sécheresse ni rien regretté, mais J’ai éprouvé ce sentiment étrange que deux hommes « comme nous » éprouvent lorsqu’ils sont seuls au coin de leur feu et que, creusant de toutes les forces de leur âme ce vieux gouffre représenté par le mot « amour », ils se figurent ce que ce serait — si c’était possible. Non, je n’ai été là ni voltairien, ni méphistophélique, ni sadiste. J’étais au contraire très simple. J’y allais de bonne foi et mon imagination même n’a pas été remuée. J’ai vu les capucins prendre la demi-tasse avec les janissaires, et les frères de la terre sainte faire une petite collation dans le jardin des Oliviers. On distribuait des petits verres dans un clos à côté, où il y avait deux de ces messieurs avec trois demoiselles dont, entre parenthèses, on voyait les tetons.

À Bethléem, la grotte de la Nativité vaut mieux. Les lampes font un bel effet ; ça fait penser aux rois mages. Mais en revanche c’est un crâne pays, un pays rude et grandiose qui va de niveau avec la Bible. Montagnes, ciel, costumes, tout me semble énorme. Nous sommes revenus hier du Jourdain et de la mer Morte. Pour t’en donner une idée, il faudrait se livrer à un style des plus pompeux, ce qui m’ennuierait et toi aussi sans doute. Aux bords de la mer Morte, sur un petit flot de pierres entassées qu’il y a là, j’ai ramassé, tout brûlant de soleil, un gros caillou noir pour toi, pauvre vieux, et dans l’eau bleue et tiède j’en ai pris encore trois ou quatre autres petits.

Nous sommes maintenant presque toujours en selle, bottés, éperonnés, armés jusqu’aux dents. Nous allons au pas, puis tout à coup nous lançons nos chevaux à fond de train. Ces bêtes ont des pieds merveilleux. Quand on descend une pente rapide, avant de poser leur sabot quelque part, elles tâtonnent lentement tout à l’entour avec ce mouvement doux et intelligent d’une main d’aveugle qui va saisir un objet. Puis elles le posent franchement et on part. Nous haltons aux fontaines ; nous couchons sous les arbres. Je ne peux pas dormir tant j’ai de puces. Nous avons quatre mulets qui portent des colliers avec sonnettes ; ça dure toute la journée et la nuit, rangés autour de nous, tout en mâchant leur paille.

À Beyrouth nous avons fait la connaissance d’un brave garçon, Camille Rogier, le directeur des postes du lieu. C’est un peintre de Paris, un de la clique Gautier, qui vit là en orientalisant. Cette rencontre intelligente nous a fait plaisir. Il a une jolie maison et un joli cuisinier.

Il y a bien longtemps que je n’ai lu de ta bonne écriture. Voilà les vacances, tu dois avoir un peu plus de temps. Envoie-moi des volumes.