Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 2/0257

Louis Conard (Volume 2p. 191-197).

257. À SA MÈRE.
Entre Kaft et Keneh, 16 mai 1850.

Nous avons quitté (enfin et hélas !) Thèbes hier matin. Il y a de quoi y rester longtemps et dans un perpétuel ébahissement. C’est de beaucoup ce qu’il y a de plus beau en Égypte et peut-être ce que nous verrons de plus crâne dans tout notre voyage. Ce soir, nous arriverons à Keneh probablement. Si je n’y ai pas de lettres, je n’ai plus d’espoir d’en avoir qu’au Caire. Enfin, Dieu bénisse la poste et les chanceliers ! Si je savais au moins que tu as reçu toutes les miennes ! Je mets dans mes envois le plus de régularité possible ; je fais partir des exprès à cheval quand je n’ai pas d’occasion. Avec tout cela, j’ai bien peur que tu ne passes souvent plusieurs courriers sans avoir de mes nouvelles. Mais tranquillise-toi, bonne mère, je vais et nous allons tous bien. En fait d’inconvénients de voyage, croiras-tu que je viens de passer quatre jours sans fumer ! faute de tabac. Le tabac des paysans arabes me semblant exécrable, je soupire après le caporal.

Je viens tout à l’heure de rater une grande cigogne qui se promenait tranquillement sur la rive. Ma balle a été à cinquante pas plus loin faire des ricochets sur le sable, et la cigogne tranquillement est remontée dans l’air, laissant pendre ses pattes et donnant de grands coups d’ailes.

Nous venons, pauvre vieille, de passer à Thèbes quinze bien bons jours. C’est beau ! ce devait être au moins une ville aussi grande que Paris. Il faut trois jours rien que pour voir, sans s’arrêter, les ruines qui en demeurent encore, quoique tout soit ravagé et aux trois quarts enfoui. C’est une plaine entre deux chaînes de montagnes, traversée par le Nil, parsemée d’obélisques, de colonnades, de frontispices, de colosses. Je n’oublierai jamais la première impression que m’a faite le palais de Karnac. Ça m’a semblé une demeure de géants, où l’on devait servir dans des plats d’or des hommes entiers à la brochette, comme des alouettes. Nous avons passé là trois jours, Maxime photographiant et moi estampant, ou pour mieux dire faisant estamper. J’avais parmi mes ouvriers un guide qui parlait un peu anglais ; nous nous entendions à moitié dans un charabia composé d’anglais, d’italien et d’arabe :

— Allah ! allah ! allons ! go on ! go on ! S. n. de D.

Si, signor, si, signor, è questo bene ?

T’is not very bad, but your paper is not clean.

— Taïeb, taïeb.

Et ainsi de suite. Nous vivions, c’est-à-dire nos affaires étaient dans une petite chambre qui avait pour plafond de grandes dalles peintes en bleu de ciel, et vous voyions devant nous, sur la muraille, des reines avec de grandes coiffures, qui tenaient des rois par la taille. La nuit, je dormais dehors sur une grande pierre (recouverte de mon matelas), couché sur le dos, le nez tourné aux étoiles, au bruit des tarentules et à l’aboiement des chacals, qui alternait avec celui des chiens des villages voisins. Puis nous avons passé sur la rive gauche du Nil. Après avoir, pendant deux jours, logé à Louqsor même, dans le palais de France (maison donnée par Méhémet-Ali, lors de l’expédition de Louqsor pour l’obélisque), nous avons été camper au pied du fameux colosse. Il n’a pas chanté au lever du soleil, mais le gredin m’a envoyé la nuit une grêle de moustiques qui m’ont dévoré les jambes, et m’ont empêché de dormir ; d’autant plus que le vent qu’il faisait secouait la tente avec furie. Le jour suivant, nous avons couché au Rhamesséion (tombeau d’Osymandias), et celui d’après à Biban-el-Moulouk, ou autrement Vallée des Rois. C’est une merveille. Figure-toi une vallée entière, coupée dans une montagne où il n’y a pas plus de végétation que sur une table de marbre et, des deux côtés, des carrières ; ce sont autant de tombeaux. On descend dans chacun par une série d’escaliers, les uns au bout des autres, et qui n’en finissent plus. Puis on entre dans deux grandes salles, peintes de haut en bas et au plafond. On y voyage, le mot est littéral. Figure-toi les grottes de Caumont, dont les murs seraient poncés et couverts de peintures d’or, d’azur, etc. Ce sont des représentations fantastiques ou symboliques, des serpents à plusieurs têtes qui marchent sur des pieds humains, des têtes décapitées qui naviguent, des singes qui traînent des navires, des rois sur leurs trônes avec des visages verts et des attributs étranges. Les peintures sont fraîches comme si elles venaient d’être faites et s’enlèvent sous le pouce. Ailleurs ce sont des joueurs de harpe, des danseuses, des gens qui mangent […] ; on en cassepète. Tu n’en es pas quitte, va ! je t’en reparlerai plus d’une fois.

Il y a, à l’entrée [de] la vallée des Rois, au-dessus du Rhamesséion, un vieux Grec qui fait le commerce d’antiquités. Il vit là comme dans une tour, au milieu de la montagne, dans une maison pleine de momies, tout seul, et loin des humains. De vieilles carcasses racornies, plantées debout contre le mur, grimacent dans un coin de sa tour ; son rez-de-chaussée est bourré de cercueils, et la chambre où il nous a reçus a pour volet une planche peinte qui couvrait quelque citoyen du temps de Sésostris. Il est venu nous rendre notre visite un matin, comme nous étions campés au pied du colosse de Memnon. Il avait un turban blanc, une chemise de Nubien blanche et un parapluie en coton blanc. Ce vieux fils de Lemnos portait en outre à sa main gauche son chibouk et un bâton en bois blanc tourné par lui-même et terminé par une pointe en fer, pour s’aider à marcher sur les rochers. Il avait les pieds nus dans ses savates et se traînait en soufflant.

Quant à emporter en France des momies, ce serait difficile ; l’exportation en est défendue maintenant. Nous aurions beaucoup d’embarras pour les passer en contrebande au Caire et pour les embarquer à Alexandrie. Ça nous demanderait trop de temps et d’argent.

À Keneh nous allons faire une pointe jusqu’à Kosseir, pour voir la mer Rouge que nous ne connaîtrions point sans cela, puisque le voyage du Sinaï n’aura pas lieu. Nous en aurions pour vingt jours de désert (au mois de juillet ce serait peut-être dur), douze jours de lazaret à Gaza, et 3, 000 francs de droit de passage au scheik de El-Akabah. Ce serait absurde. Le voyage de Kosseir, au contraire, nous demandera quatre ou cinq jours ; c’est une promenade.

Hier, avant de quitter Thèbes, nous avons pris des chevaux et nous avons été faire un grand tour dans la campagne, derrière Karnac et Louqsor. Au milieu de la journée nous nous sommes arrêtés dans un village et nous sommes entrés dans un jardin. Les arbres, orangers, citronniers palmiers, étaient si serrés les uns près des autres, qu’il fallait se baisser pour passer dessous. Là, nous nous sommes reposés à l’ombre, sur un paquet de branches sèches de palmier. Le gamin qui nous suivait à pied a été chercher le gardien du jardin qui nous a apporté une grande jatte de dattes, avec des petits pains chauds posés sur un panier plat en paille de couleur tressée. Le ruisseau qui arrose le jardin, large d’un pied et profond d’un demi-pouce, coulait devant nous, sous la semelle de nos bottes, traînant des feuilles sur son courant, tout comme une rivière. Nous sommes restés là deux grandes heures à causer. Puis nous sommes remontés à cheval et nous nous sommes dirigés sur Karnac. C’est avec un serrement de cœur que nous lui avons dit adieu. Quelle étrange chose ! Être ému en quittant des pierres ! et quand tant d’autres choses nous émeuvent.

J’ai énormément pensé à Alfred à Thèbes. Si le système des Saint-Simoniens est vrai, il voyageait peut-être avec moi ; alors ce n’était pas moi qui pensais à lui, mais lui qui pensait en moi. Et je songe bien aux autres aussi, pauvre mère ! Je ne peux admirer en silence. J’ai besoin de cris, de gestes, d’expansion ; il faut que je gueule, que je brise des chaises, en un mot que j’appelle les autres à participer à mon plaisir. Et quels autres appeler que ses plus aimés ?

Quand je prends une feuille de papier pour t’écrire, le diable m’emporte si je sais quoi mettre. Puis, de soi-même, ça vient, je bavarde. Je m’amuse, les lignes s’allongent. Mais quand je ne sais plus que dire, je jette sur elles un bon regard d’adieu et je leur dis dans ma pensée : allez-vous-en là-bas vite, vite, embrassez-la pour moi. Des lignes d’écriture embrasser quelqu’un ! Suis-je bête ? Allons, pas fort !

Adieu, pauvre chérie, mille tendresses. Allons, remonte-toi un peu. « Tu te manges le sang » ; « tu ne te fais pas de raison ».

17. Keneh. — Grande joie ! chère mère, mon cœur en saute. Voilà dix lettres pour moi, dont une du père Parain et une de Bouilhet. Quant à toi, je t’embrasse à t’étouffer. Je vois que tu vas bien, que tu es raisonnable. Je t’en aime mille fois plus pour cela. Tu te conduis bien. Comme tes lettres sont gentilles ! Je les ai dévorées comme un affamé. Adieu, encore mille baisers.