Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 2/0254

Louis Conard (Volume 2p. 183-185).

254. À SA MÈRE.
Philæ, 15 avril 1850.

Nous voilà de retour de la Nubie, comme nous sommes partis, en bon état, si l’on peut dire ainsi quand il y a deux grands mois que l’on n’a reçu des nouvelles de tout ce que l’on a de plus cher au monde. Hier soir nous sommes arrivés à Philæ, à la nuit tombante. Je suis aussitôt parti à âne avec Joseph pour Assouan (à une lieue d’ici), dans l’espérance d’avoir un paquet de lettres : rien ! J’imagine que tu as manqué un courrier et que tous les autres sont à la chancellerie du Caire, où je viens d’écrire immédiatement pour qu’on me les envoie à Keneh ; autrement je n’aurais de lettres de toi qu’à notre retour au Caire, à la fin de mai. Ça fera (ou ça ferait) près de quatre mois sans savoir ce que tu es devenue.

Le ciel était bien beau hier au soir, les étoiles brillaient, les Arabes chantaient sur leurs dromadaires. C’était une vraie nuit d’Orient où le ciel bleu disparaissait sous la profusion des astres. Mais j’avais le cœur bien triste, ma pauvre mère tant aimée. Écris-moi donc plutôt deux fois, plutôt cent fois qu’une, par tous les courriers. Une lettre se perd si vite. Max en a eu déjà plusieurs disparues. Si je savais au moins que les miennes te parviennent, je ne me plaindrais pas. Mais c’est là ma plus grande angoisse. Quand je me figure toi tourmentée, cela me désole. Peut-être es-tu malade, pauvre vieille. Tu pleures peut-être en ce moment, tournant tes pauvres beaux yeux que j’aime sur cette carte, qui ne te représente qu’un espace vide où ton fils est perdu. Oh non, va, je reviendrai ; tu ne peux pas être malade, car un fort désir fait vivre. Voilà bientôt six mois que je suis parti ; dans six mois je ne serai pas loin du retour ; ce sera probablement vers janvier ou février prochain.

Hier soir, chez l’effendi où j’ai été les chercher, il y avait des lettres pour Maxime ; il y en avait pour Sassetti même, qui n’en reçoit jamais. Mais de toi, rien, ni d’Achille qui devrait pourtant me donner un peu de tes nouvelles, ni de Bouilhet, ni du père Parain, qui devrait bien quelquefois se lever dès le matin pour m’écrire de n’importe quelle orthographe : « Ta mère se porte bien ». Voilà tout ce que je demande, il me semble que ce n’est guère. Est-ce qu’on ne pense plus à moi ? Serait-il vrai, le proverbe : les absents ont tort ?

Quant à te parler de notre voyage, ce sera pour une autre fois. Je suis pressé ; nous allons descendre la cataracte, nous déménageons les bagages et nous-mêmes. Le bateau va s’en aller de son côté et nous à pied du nôtre. Et puis, je suis trop en colère pour avoir le loisir de me recueillir. Nos santés sont florissantes, si ce n’est Sassetti, que le climat fatigue un peu. Je ne sais pas comment Maxime ne se fait pas crever avec la rage photographique qu’il déploie ; du reste il réussit parfaitement. Quant à moi, qui ne fais que contempler la nature, fumer des chibouks et me promener au soleil, j’engraisse. Mais je deviens bien laid. Mon nez rougit, et il m’y pousse des poils comme à celui du capitaine Barbet.

Adieu, pauvre tant adorée ; je t’embrasse et te surembrasse.