Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 2/0248

Louis Conard (Volume 2p. 158-162).

248. À SA MÈRE.
Le Caire, 3 février 1850.

Nous partirons pour la Haute-Égypte probablement mercredi prochain ; le soir de notre départ, nous devons dîner chez Soliman-Pacha. Notre barque nous attendra à sa porte et, après le dîner, s’il y a du vent nous partirons. Nous allons remonter le plus vite possible, ne nous arrêtant que lorsque le vent défaillera, ce qui ne paraît pas devoir se présenter souvent, et c’est en revenant que nous nous arrêterons à loisir. Notre cange est peinte en bleu, son raïs (capitaine) s’appelle Ibrahim. Il y a neuf hommes d’équipage. Pour logement, nous avons une première pièce où se trouvent deux petits divans en face l’un de l’autre. Ensuite une grande chambre à deux lits, puis une espèce de recoin pour mettre nos effets, enfin une troisième pièce où couchera Sassetti et qui est notre magasin. Quant au drogman, il couchera sur le pont. C’est un monsieur qui ne s’est pas encore déshabillé depuis que nous l’avons ; constamment vêtu de toile, il trouve toujours qu’il a trop chaud. Son langage est incroyable et sa personne plus curieuse encore. C’est du reste un rude et brave homme. On irait avec lui jusqu’aux antipodes sans qu’il vous arrive une éclaboussure.

Je me suis très enrhumé en restant pendant cinq heures debout sur un mur, à voir la cérémonie du Dauseb. Voici ce que c’est : le mot dauseb veut dire piétinement, et jamais nom ne fut mieux donné. Il s’agit d’un homme qui passe à cheval sur plusieurs autres couchés par terre comme des chiens. À certaines époques de l’année cette fête se renouvelle, au Caire seulement, en mémoire et pour répéter le miracle d’un certain saint musulman qui est entré ainsi jadis dans le Caire, en marchant avec un cheval sur des vases de verre, sans les briser. Le scheik qui renouvelle cette cérémonie ne doit pas plus blesser les hommes que le saint n’a brisé les vases de verre. Si les hommes en crèvent, c’est à cause de leurs péchés. J’ai vu là des derviches qui avaient des broches de fer passées dans la bouche et dans la poitrine. Aux deux bouts de la tringle de fer étaient emmanchées des oranges. La foule des fidèles hurlaient d’enthousiasme ; joins à cela une musique sauvage à rendre fou. Quand le scheik à cheval a paru, mes gaillards se sont couchés par terre en tête-bêche ; on les a alignés comme des harengs et tassés les uns près des autres, pour qu’il n’y eût aucun interstice entre les corps. Un homme a marché dessus pour voir si ce plancher de corps était bien adhérent et alors, pour écarter la foule, une grêle, une tempête, un ouragan de coups de bâton administrés par les eunuques s’est mis à pleuvoir de droite et de gauche, au hasard, sur ce qui se trouvait là (nous étions, nous autres, juchés sur un mur, Sassetti et Joseph à nos pieds). Nous y sommes restés depuis 11 heures jusqu’à près de 4 heures. Il faisait très froid et nous avions à peine la place de bouger, tant il y avait de monde et tant notre place était étroite. Mais elle était excellente et rien ne nous a échappé. On entendait les bâtons de palmier sonner sourdement sur les tarbouchs, comme les baguettes sur des tambours pleins d’étoupes, ou plutôt comme sur des balles de laine. Ceci est exact : le scheik s’est avancé, son cheval tenu par deux saïs et lui-même soutenu par deux autres ; le bonhomme en avait besoin. Les mains commençaient à lui trembler, une attaque de nerfs le gagnait et, à la fin de sa promenade il était presque complètement évanoui. Son cheval a passé au petit pas sur le corps de plus de deux cents hommes couchés à plat sur le ventre. Quant à ceux qui en sont morts, c’est impossible à savoir ; la foule se rue tellement derrière le scheik, une fois qu’il est passé, qu’il n’est pas plus facile de savoir ce que sont devenus ces malheureux que de distinguer le sort d’une épingle jetée dans un torrent. La veille au soir, nous avions été dans un couvent de derviches où nous en avions vu tomber en convulsions à force d’avoir crié Allah. Ce sont de gentils spectacles, et qui auraient bougrement fait rire M. de Voltaire. Quelles réflexions n’aurait-il pas faites sur le pauvre esprit humain ! sur le fanatisme ! la superstition ! Moi, ça ne m’a pas fait rire du tout ! Cela est trop occupant pour être effrayant. Ce qu’il y a de plus terrible, c’est leur musique.

C’est un bien drôle de pays que ce pays. Hier, par exemple, nous étions dans un café qui est un des plus beaux du Caire, et où il y avait en même temps que nous, dans le café, un âne qui chiait et un monsieur qui pissait dans un coin. Personne ne trouve ça drôle, personne ne dit rien. Quelquefois, un homme près de vous se lève et se met à dire sa prière, avec grandes prosternations et grandes exclamations, comme s’il était tout seul. On ne détourne même pas la tête, tant cela paraît tout naturel. Te figures-tu un individu récitant son bénédicité au Café de Paris ?

Tu me parles de ma mission[1]. Je n’ai presque rien à faire et je crois que je ne ferai presque rien. Il me faudrait plus de toupet que je n’en ai pour demander une récompense après cela. Je deviens de moins en moins cupide de quoi que ce soit. Après mon retour, je reprendrai ma bonne et belle vie de travail, dans mon grand cabinet, sur mes bons fauteuils, auprès de toi, ma pauvre vieille, et ce sera tout. Ne me parle donc pas de me pousser. Me pousser à quoi ? Qu’est-ce qui me peut satisfaire, si ce n’est la volupté permanente de la table ronde ? N’ai-je pas tout ce qu’il y a de plus enviable au monde ? l’indépendance, la liberté de ma fantaisie, mes deux cents plumes taillées et l’art de s’en servir. Et puis c’est que l’Orient, l’Égypte surtout, est un pays raplatissant pour toutes les petites vanités mondaines. À force de parcourir tant de ruines, on ne pense pas à se dresser des bicoques ; toute cette vieille poussière vous rend indifférent de renommée. À l’heure qu’il est, je ne vois nullement (au point de vue littéraire même) la nécessité de faire parler de moi. Habiter Paris, publier, se remuer, tout cela me semble bien fatigant, vu de si loin. Peut-être dans dix minutes aurai-je changé d’avis. Mais je ne demande qu’une chose à mes semblables, c’est de me laisser tranquille comme je fais envers eux.


  1. Flaubert avait été chargé par le Ministre de l’agriculture de recueillir des renseignements propres à être communiqués aux chambres de commerce. (Voir Du Camp, Souvenirs littéraires, I, p. 32.)