Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 2/0235

Louis Conard (Volume 2p. 106-109).

235. À SA MÈRE.
Alexandrie [17 novembre 1849].

C’est jeudi, avant-hier seulement, que nous sommes arrivés, ayant séjourné 24 heures à Malte à cause du temps qui était contraire. Notre commandant, en homme prudent, a mieux aimé allonger le voyage d’une journée (ce qui nous a permis de bien voir l’île) que de s’exposer à quelque avarie. Du reste, de Malte à Alexandrie, le temps a été assez beau pour que l’on pût dessiner sur le pont.

Quand nous avons été à deux heures du rivage d’Égypte, je suis monté avec le chef de timonerie sur l’avant et j’ai aperçu le sérail d’Abbas-Pacha comme un dôme noir sur le bleu de la mer. Le soleil tapait dessus. J’ai aperçu l’Orient à travers, ou plutôt dans une grande lumière d’argent fondue sur la mer. Bientôt le rivage s’est dessiné, et la première chose que nous avons vue à terre c’est deux chameaux conduits par un chamelier, puis, tout le long du quai, de braves Arabes qui pêchaient à la ligne de l’air le plus pacifique du monde. Pour débarquer, ç’a été le tintamarre le plus étourdissant : des nègres, des négresses, des chameaux, des turbans, des coups de bâton administrés de droite et de gauche, avec des intonations gutturales à déchirer les oreilles. Je me fiche une ventrée de couleurs, comme un âne s’emplit d’avoine. Le bâton joue un grand rôle ici ; tout ce qui porte un habit propre rosse ce qui porte un habit sale ; quand je dis habit, c’est culotte qu’il faudrait. On voit quantité de Messieurs vaguer de par les rues rien qu’avec une chemise et une longue pipe. Hormis les femmes de la plus basse classe, toutes sont voilées, avec des ornements sur le nez qui pendent et ballottent comme au frontal des chevaux. En revanche, si l’on ne voit pas leur figure, on leur voit toute la poitrine. En changeant de pays, la pudeur change de place, comme un voyageur embêté qui se met tantôt sur l’impériale et tantôt sur la rotonde. Une chose curieuse ici, c’est le respect ou plutôt la terreur que l’on a pour le Franc. Nous avons vu des bandes de dix à douze Arabes, tenant toute une rue, s’écarter pour nous laisser passer. Alexandrie, d’ailleurs, est presque un pays Européen, tant il y a d’Européens. Nous sommes, à la table d’hôte de notre hôtel, une trentaine. Tout est plein d’Anglais, d’Italiens, etc. Hier nous avons vu une procession magnifique pour la circoncision du fils d’un riche négociant. Ce matin nous avons déjà vu les aiguilles de Cléopâtre (deux grands obélisques sur le bord de la mer), la colonne de Pompée, les catacombes et les bains de Cléopâtre. Demain nous partons pour Rosette, d’où nous serons revenus dans trois ou quatre jours. Nous allons doucement et sans nous fatiguer, vivant sobrement et couverts de flanelle des pieds à la tête, quoiqu’il fasse trente degrés de chaleur dans les appartements. Ce n’est du reste nullement incommodant, à cause de la brise de mer.

Soliman-Pacha, l’homme le plus puissant de l’Égypte, le vainqueur de Nezim, la terreur de Constantinople, se trouve par hasard à Alexandrie au lieu d’être au Caire. Nous lui avons fait une visite hier, munis de la lettre de Lauvergne. Il nous a admirablement reçus. Il doit nous donner des ordres pour tous les gouverneurs de l’Égypte ; il nous offre sa voiture pour aller au Caire. C’est lui qui a fait le marché pour nos chevaux pour notre course de demain. Il est charmant, cordial, etc. C’est sans doute nos balles qui lui plaisent. De plus, nous avons M. Gallis, l’ingénieur en chef des armées, le bey Prestot, etc. Pour te donner une idée de la manière dont nous allons voyager, on nous donne des soldats afin d’écarter la foule lorsque nous sommes à photographier. J’espère que c’est chic.

Il n’est pas possible, comme tu vois, d’être mieux. Quant aux ophtalmies, parmi les gens que l’on rencontre il n’y a que ceux de la plus vile condition, comme on dit généralement, qui en soient atteints. Villemain, un jeune docteur d’ici qui est en Égypte depuis cinq ans, me disait ce matin n’en avoir pas vu un seul cas sur un homme aisé, ni sur un Européen. Rassure-toi donc, prends bon courage ; je reviendrai en bon état.

Allons, adieu, pauvre vieille, il est quatre heures. J’ai été dérangé dans ma lettre par la visite de M. Pastri, banquier. C’est lui qui doit nous faire parvenir notre argent et expédier nos bagages si nous envoyons en France quelque momie.

Nous allons de ce pas chez notre ami Soliman prendre une lettre pour demain. Elle est adressée au gouverneur de Rosette afin qu’il nous loge chez lui, c’est-à-dire dans la forteresse, seul endroit logeable, à ce qu’il paraît. Nous avions l’intention de pousser jusqu’à Damiette, mais comme on nous a dit que ce serait trop fatigant à cheval, à cause des sables, nous avons renoncé à la partie ; nous irons du Caire, par bateau. Tu vois que nous ne sommes pas des entêtés. Nous avons pour principe d’écouter l’avis des gens compétents et de nous ménager comme deux petits saints. Adieu, mille baisers, pauvre vieille ; embrasse la petite pour moi. Écris-moi de bien longues lettres. Je te serre à t’étouffer. Ton fils qui t’aime.