Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 2/0224

Louis Conard (Volume 2p. 90-92).

224. À PARAIN.
Croisset, samedi soir [été 1849].

Je vous remercie, mon brave père Parain, de la célérité que vous avez mise dans l’affaire Leclerc. Pour en finir de suite, qu’il sache à quoi s’en tenir et nous aussi. Voici quelles sont nos conditions : il nous accompagnera partout, ne nous quittera pas et nous obéira ponctuellement.

1o  Il aura, soir et matin, lorsque nous serons en route, à faire et défaire notre tente, ce qui ne lui demandera pas cinq minutes de temps au bout de trois jours qu’il en aura pris l’habitude.

2o  Il aura soin de nos armes, les charger, les nettoyer, etc., ainsi que la surveillance de nos chevaux et de nos bagages qui seront spécialement sous sa garde.

3o  Il brossera nos habits et nos bottes et nous fera la cuisine, ce qui se bornera à faire cuire de la viande (quand nous en aurons) ou des œufs, à vider une volaille, à plumer du gibier (cela n’aura lieu ordinairement qu’en campagne).

4o  Il portera le costume que nous jugerons convenable de lui donner. Comme on n’est considéré à l’étranger qu’en rapport de la considération que l’on s’attribue soi-même, cela est important.

Voilà quelles seront ses principales charges. Du reste, il faut qu’il soit décidé d’avance à tout faire et à ne jamais dire, comme les domestiques ordinaires : ça n’est pas de mon devoir, ça sort de mes fonctions.

Maintenant, pour sa gouverne, il faut qu’il sache :

1o  Qu’il peut y avoir du danger de diverses natures : privation de choses nécessaires, chaleur excessive, mauvaise nourriture bien souvent, maladies, coups de fusil, mal de mer, etc. (la plus grande prudence est exigée tant pour lui que pour nous ; quelque incartade de sa part pourrait nous attirer de mauvaises affaires).

2o  Il sera privé complètement, ou à peu près, de femelles, sous peine, s’il voulait s’en passer la fantaisie, de se faire couper la gorge et à nous aussi.

3o  Il n’aura plus ni vin, ni eau-de-vie, mais du café plusieurs fois par jour (en campagne) et du tabac tant qu’il en voudra ; nous lui en fournirons.

Du reste il ira à cheval comme nous, sera armé de pied en cap et aura du gibier à tuer de toute nature, depuis des perdrix rouges jusqu’à des lions et des crocodiles. Ce sera même en route sa principale occupation. Quand il aura besoin de quelque chose, nous le lui donnerons et subviendrons à tous ses besoins. Bref, il partagera complètement notre genre de vie. Que Bonenfant ait l’obligeance, tant qu’il est en lui et que Leclerc pourra le comprendre, de l’initier un peu à ce que c’est qu’un voyage pareil, pour qu’il s’en fasse quelque idée et qu’il ne nous accuse pas plus tard de l’avoir trompé. Une fois qu’il sera avec nous, il n’y aura pas à revenir, ni à regretter Courtavant. Il faudra aller jusqu’au bout.

Pour ce qui est de ses gages, nous serons partis de quinze à dix-huit mois au plus. Nous le prendrions à notre service le 1er  septembre prochain, et au retour nous lui compterions 1,500 francs. S’il aimait mieux en laisser d’avance 500 à sa femme, libre à lui. Qu’il réfléchisse. Il y aura du hasard, de l’aventure, beaucoup de fatigue, un peu de péril et considérablement de choses cocasses et nouvelles pour lui.

J’oublie un dernier point, mon cher oncle. Vous me dites que le gaillard est un tant soit peu vaniteux. Il devra, dans l’intérêt de notre sécurité, garder vis-à-vis de nous (en présence d’étrangers surtout) le plus grand respect. Il ira, bien entendu, aux secondes places et en campagne couchera à la porte de notre tente. Du reste il lui arrivera d’avoir des gens sous ses ordres. Quand nous prendrons des escortes en Syrie, il en sera le capitaine. D’ici là, s’il accepte, qu’il s’exerce à monter à cheval et à tirer tout en allant. Qu’il apprenne même à faire la barbe s’il peut ; ce ne serait pas inutile.

Je n’ai plus de glace, mon cher vieux compagnon, pour vous dire que nous vous attendons. Adieu, vieux solide, embrassez tout votre monde pour moi.