Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 2/0218

Louis Conard (Volume 2p. 81-83).

218. À MAXIME DU CAMP.
Croisset, 7 avril 1848.

Alfred est mort lundi soir, à minuit. Je l’ai enterré hier. Je l’ai gardé pendant deux nuits. Je l’ai enseveli dans son drap, je lui ai donné le baiser d’adieu et j’ai vu souder son cercueil. J’ai passé là deux jours larges. En le gardant, je lisais les Religions de l’antiquité de Kreutzer. La fenêtre était ouverte, la nuit était superbe, on entendait les chants du coq et un papillon de nuit voltigeait autour du flambeau. Jamais je n’oublierai tout cela, ni l’air de sa figure ni, le premier soir, à minuit, le son éloigné d’un cor de chasse qui m’est arrivé à travers les bois. Le mercredi j’ai été me promener tout l’après-midi avec une chienne qui m’a suivi sans que je l’aie appelée. Cette chienne l’avait pris en affection et l’accompagnait toujours quand il sortait seul. La nuit qui a précédé sa mort, elle a hurlé horriblement sans qu’on ait pu la faire taire. Je me suis assis sur la mousse à diverses places, j’ai fumé, j’ai regardé le ciel, je me suis couché derrière un tas de bourrées de genêts et j’ai dormi. La dernière nuit, j’ai lu les Feuilles d’automne. Je tombais toujours sur les pièces qu’il aimait le mieux ou qui avaient trait pour moi aux choses présentes. De temps à autre j’allais lever le voile qu’on lui avait mis sur le visage, pour le regarder. J’étais enveloppé d’un manteau qui a appartenu à mon père et qu’il n’a mis qu’une fois, le jour du mariage de Caroline. Quand le jour a paru, vers 4 heures, moi et la garde nous nous sommes mis à la besogne. Je l’ai soulevé, retourné et enveloppé. L’impression de ses membres froids et raidis m’est restée toute la journée au bout des doigts. Il était affreusement décomposé. Nous lui avons mis deux linceuls. Quand il a été ainsi arrangé, il ressemblait à une momie égyptienne serrée dans ses bandelettes et j’ai éprouvé je ne puis dire quel sentiment énorme de joie et de liberté pour lui. Le brouillard était blanc, les bois commençaient à se détacher sur le ciel, les deux flambeaux brillaient dans cette blancheur naissante. Des oiseaux ont chanté et je me suis dit cette phrase de son Bélial : « Il ira, joyeux oiseau, saluer dans les pins le soleil levant », ou plutôt j’entendais sa voix qui me la disait et tout le jour j’en ai été délicieusement obsédé. On l’a placé dans le vestibule. Les portes étaient décrochées et le grand air du matin venait avec la fraîcheur de la pluie, qui s’était mise à tomber. On l’a porté à bras au cimetière. La course a duré plus d’une heure. Placé derrière, je voyais le cercueil osciller avec un mouvement de barque qui remue au roulis. L’office a été atroce de longueur. Au cimetière, la terre était grasse. Je me suis approché sur le bord et j’ai regardé une à une toutes les pelletées tomber. Il m’a semblé qu’il en tombait cent mille. Pour revenir à Rouen, je suis monté sur le siège avec Bouilhet. La pluie tombait raide. Les chevaux allaient au galop ; je criais pour les animer. L’air m’a fait grand bien. J’ai dormi toute cette nuit et je puis dire toute cette journée. Voilà ce que j’ai vécu depuis mardi soir. J’ai eu des aperceptions inouïes et des éblouissements d’idées intraduisibles. Un tas de choses me sont revenues, avec des chœurs de musique et des bouffées de parfums. Jusqu’au moment où il lui a été impossible de rien faire, il lisait Spinoza jusqu’à une heure du matin, tous les soirs, dans son lit. Un de ces derniers jours, comme la fenêtre était ouverte et que le soleil entrait dans sa chambre, il a dit : « Fermez-la, c’est trop beau ! c’est trop beau ! » Il y a des moments, cher Max, où j’ai singulièrement pensé à toi et où j’ai fait de tristes rapprochements d’images.

Adieu, je t’embrasse et j’ai grande envie de te voir, car j’ai besoin de dire des choses incompréhensibles.