Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 2/0194

Louis Conard (Volume 2p. 24-26).

194. À LOUISE COLET.
Quimper, le 11 juin.

Mon vous n’exprime pas aussi bien ce que je suis pour toi, que tu. Je te tutoie donc, car j’ai pour toi un sentiment spécial et particulier, auquel en vain je cherche un nom juste sans le pouvoir trouver, et si je t’écris ce n’est pas, comme tu dis, parce que je n’ai rien de mieux à faire, car souvent, dans la journée, je t’envoie de bonnes pensées. Oui, souvent je songe à toi : je te vois, au milieu de ta triste vie, rendue plus triste par moi, seule dans ton petit boudoir, seule dans ta maison, isolée dans ton cœur, qui n’a pour habitants que des ennuis et des chagrins que j’ai augmentés, mon Dieu ! que j’ai augmentés. Voilà ce que je me reproche sans cesse. Mais est-ce ma faute, encore un coup ! Plus tard, si je vis, si tu vieillis, j’écrirai peut-être toute cette histoire qui n’en est même pas une. Alors elle nous paraîtra peut-être à nous-mêmes toute simple et toute naturelle. Vues à distance les choses prennent des proportions régulières et se couvrent d’une couleur normale. De près nous étions, au contraire, choqués de leur discordance et des tons criards qui les bigarraient. Sache donc une fois pour toutes que jamais je ne me suis moqué de toi (je ne me suis jamais moqué de personne si ce n’est de moi peut-être), et que tu n’as pas été ma dupe. Je crois n’en avoir encore fait aucune. Je l’ai quelquefois été au contraire. Me moquer de toi, et pourquoi ? Non, rassure-toi, rassure-toi et, si tu doutes de mon amour, ne doute pas du moins de mon respect. Le mot peut te paraître ridicule, mais il est d’une vérité intense et profonde. Oui, ton amour à toi m’inspire du respect parce qu’il me paraît singulièrement beau et singulièrement surnaturel. Tu m’accuses d’orgueil ; tout le monde me juge de même. Eh bien ! accepte cette confidence : avant toi, je n’ai pas été aimé. En secret, je n’en sais rien ; mais de fait, non, jamais. Tu es la première et la seule que j’aie vue m’aimer comme toi, d’une manière aussi douloureuse et partant aussi solide. Je t’aime avec les restes de mon cœur que d’autres amours ont dévoré jusqu’au dernier fil, et je m’émeus d’une commisération amère, d’une tendresse âcre, à sentir que je n’ai que cela pour satisfaire l’appétit de ton âme. Comme l’or est creux, tu m’accuses. Accuses-en la vie elle-même, qui est un triste régal. Tu m’as ôté une opinion que j’avais : c’est qu’une femme ne pouvait s’éprendre de moi et garder cette manie longtemps, ce qui me semblait impossible. Mais j’aimerais mieux être resté dans cette conviction. Et pourtant je sens que t’ôter de moi ce serait m’ôter trop. Restes-y donc.

Je voulais te parler de mon voyage, mais j’aime mieux te parler de toi et de nous. À quoi cela m’avancera-t-il ce voyage ? À être un peu plus triste cet hiver. Ah ! pas de soleil ! L’ombre est trop noire ensuite ! Je hume l’air, j’aspire l’odeur des aubépines et des ajoncs, je marche au bord de la mer, j’admire les bouquets d’arbres, les coins de ciel floconnés, les couchers de soleil sur les flots, et les goémons verts qui s’agitent sous l’eau comme la chevelure des Naïades, et le soir je me couche harassé dans des lits à baldaquin oà j’attrape des puces. Voilà. Au reste j’avais besoin d’air. J’étouffais depuis quelque temps. Tu me demandes si je suis plus heureux : mais, je ne me plains pas ; et si j’éprouve moins de désillusions : je n’en éprouve point. Franchement, j’en ai peu éprouvé dans la vie, étant né avec une provision médiocre d’illusions. Quand on compte sur peu, on est toujours étonné de ce qu’on trouve. Demain matin ou plutôt dans quelques heures (il est tard, tout dort, et toi aussi peut-être), nous partons pour Brest où nous ne devons arriver que dans 15 jours, après avoir fait près de 80 lieues à pied sur le bord de la mer. À Brest donc je t’écrirai, et j’espère une lettre plus longue.

Adieu, chère amie, adieu je t’embrasse sur les yeux pour les essuyer s’ils pleurent.

Amitiés et souvenir de Max.