Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 2/0192

Louis Conard (Volume 2p. 19-22).

192. À LOUISE COLET.
[Ultima du 30 avril 1847][1].

Jamais je n’ai eu tant conscience du peu de talent qui m’est départi à exprimer des idées par des mots. Tu me demandes une explication franche, nette. Mais ne te l’ai-je pas donnée cent fois, et, j’ose dire, dans chaque lettre depuis des mois entiers ? Que veux-tu que je te redise que je ne t’aie dit ?

Tu veux savoir si je t’aime, pour trancher tout d’un coup et en finir franchement. N’est-ce pas ce que tu m’écris hier ? C’est une question trop large pour qu’on y réponde par un « OUI » ou par un « NON ». C’est ce que je vais pourtant tâcher de faire afin que tu ne m’accuses plus de toujours biaiser. J’espère qu’aujourd’hui au moins tu me rendras justice. Je ne suis pas gâté de ce côté !

Pour moi, l’amour n’est pas et ne doit pas être au premier plan de la vie ; il doit rester dans l’arrière-boutique. Il y a d’autres choses avant lui, dans l’âme, qui sont, il me semble, plus près de la lumière, plus rapprochées du soleil. Si donc tu prends l’amour comme mets principal de l’existence : NON. Comme assaisonnement : OUI.

Si tu entends par aimer avoir une préoccupation exclusive de l’être aimé, ne vivre que par lui, ne voir que lui au monde de tout ce qu’il y a sur le monde, être plein de son idée, en avoir le cœur comblé ainsi que le tablier d’une enfant qui est rempli de fleurs et qui déborde de tous côtés, quoiqu’elle en porte les coins dans sa bouche et qu’elle le serre avec ses mains, sentir enfin que votre vie est liée à cette vie-là et que cela est devenu un organe particulier de votre âme : NON.

Si tu entends par aimer vouloir prendre de ce double contact la mousse qui flotte dessus sans remuer la lie qui peut être au fond, s’unir avec un mélange de tendresse et de plaisir, se voir avec charme et se quitter sans désespoir (alors qu’on n’était pas désespéré non plus quand on embrassait dans leur bière ses plus tendrement chères), pouvoir vivre l’un sans l’autre, puisqu’on vit bien sevré de tout ce qu’on convoite, orphelin de tout ce qu’on a aimé, veuf de tout ce qu’on rêve, mais éprouver pourtant à ces rapprochements des défaillances qui font sourire comme par des chatouillements étranges, sentir enfin que cela est venu parce que ça devait venir et que ça se passera parce que tout passe, en se jurant d’avance de n’accuser ni l’autre ni soi-même, et, au milieu de cette joie, vivre comme on vit, si ce n’est un peu mieux, avec un fauteuil de plus pour y poser votre cœur les jours de fatigue, sans que, pour cela, on en soit pas beaucoup plus amusé de se lever tous les matins ; si tu admets qu’on puisse aimer et en même temps être pris d’une pitié démesurée en comparant les admirations de l’amour aux admirations de l’art, ayant pour tout ce qui vous fait rentrer dans l’organisme d’ici-bas un dédain facétieux et amer ; si tu admets qu’on puisse aimer quand on sent qu’un vers de Théocrite vous fait plus rêver que vos meilleurs souvenirs, quand il vous semble en même temps que tous les grands sacrifices (j’entends ce à quoi on tient le plus, la vie, l’argent) ne vous coûteraient rien, et que les petits vous coûtent : OUI.

Ah quand je t’ai vue, pauvre amie, t’embarquer, si jolie dans cet Océan (rappelle-toi mes premières lettres), ne t’ai-je pas crié : « Non, reste, reste au rivage, dusses-tu y vivre toujours pauvre ! »…

Maintenant, ôte de ton esprit les suppositions qui y sont relativement aux influences étrangères que tu crois agir sur moi, ma mère, Phidias, Max. Il n’en est rien, pas plus Max que les autres. Je ne sache jusqu’à présent que personne m’ait fait faire quelque chose en bien ou en mal, ou donné même une opinion. Je ne me raidis contre rien, mais cela se trouve ainsi, tout naturellement, sans que je sache comment.

Quant à tes dissensions avec Max, il faut songer que, dans tout cela, il venait chez toi pour servir tes intérêts et non les siens. Il a pu être blessé (vu qu’il se blesse fort aisément, en quoi nous différons, tu vois, malgré le pacte qui nous lie, comme tu dis) de plusieurs choses véhémentes que tu lui as écrites, ou même fatigué d’être si souvent employé à cause de moi. Le rôle de confident, s’il est honorable, n’est pas toujours amusant, ni le calomnié du reste. Il t’était tout dévoué, le pauvre garçon. À l’occasion il le serait encore.

Un mot. Tu reviens sur nos dissemblances d’intelligence, sur Néron, etc. (Néron !) N’en parlons plus, ce sera plus sage. Ces explications-là, outre qu’elles me sont difficiles à produire me font un mal affreux. Oui, un mal inouï, car elles touchent de trop près au plus profond de mon moi.

Si cette lettre te blesse, si c’est là le coup que tu attendais, il me semble qu’il n’est pas si rude. Tu me priais tant de t’assommer ! N’en accuse au reste que toi seule. Tu m’as demandé à genoux que je t’outrage. Eh bien non ! je t’envoie un bon souvenir.

Tu te trompes en disant que je suis bon pour les autres, dur pour toi seule, et tu prends un exemple de ce que je n’en veux pas à Ph[idias] pour tous ses procédés. Ah mon Dieu non ! Il peut les redoubler, les exagérer tant qu’il voudra ; j’en rirai. Qu’est-ce que ça me fait ? Qu’est-ce que je lui demande ? Sa société quand je vais le voir, lui enfin ; or s’il était autre, ce ne serait plus celui-là que je veux.


  1. Date, probablement de réception, de Louise Colet.