Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 2/0189
Je n’ai gardé de notre dernière entrevue ni irritation ni colère. J’ai pu en être blessé, mais quant à t’en tenir rancune, jamais, jamais, non, jamais contre toi le moindre sentiment méchant ! Ce serait infâme, pauvre cœur.
Ce qui m’en a profondément attristé, humilié, si tu veux, navré est plutôt le mot, c’est que j’y ai vu plus que jamais l’incompatibilité native de nos humeurs. Ce ne sont pas les grands malheurs qui font le malheur, ni les grands bonheurs qui font le bonheur, mais c’est le tissu fin et imperceptible de mille circonstances banales, de mille détails ternes qui composent toute une vie de calme radieux ou d’agitation infernale. On n’a que faire journellement des grandes vertus ni des beaux dévouements ; le caractère est tout. Le tien est irritable par bonds et par soubresauts. Tu as le cœur trop tendre et la tête trop dure.
Tu me demandes par quoi j’ai passé pour en être arrivé où je suis. Tu ne [le] sauras pas, ni toi ni les autres, parce que c’est indisable. La main que j’ai brûlée, et dont la peau est plissée comme celle d’une momie, est plus insensible que l’autre au froid et au chaud. Mon âme est de même ; elle a passé par le feu : quelle merveille qu’elle ne se réchauffe pas au soleil ? Considère cela chez moi comme une infirmité, comme une maladie honteuse de l’intérieur, que j’ai gagnée pour avoir fréquenté des choses malsaines ; mais ne t’en désole pas, car il n’y a rien à faire. Ne me plains pas, car ce n’en vaut pas la peine. Ne t’indigne pas, ce serait inintelligent.
Tu veux savoir si ton image revient souvent à ma pensée. Oui, elle y revient souvent ; mais quelle image ! attristée, pleurante, désolée, comme une apparition qui me poursuit de sa tristesse. J’ai presque oublié ton rire. Et toi aussi peut-être ?
Ah ! pourquoi le ciel ne t’a-t-il pas faite une de ces femmes légères qui ne prennent de la vie que le plaisir, qui ont au cœur comme au corps un organe pour jouir, sans que le jeu des autres s’en trouve troublé ; ou pourquoi plutôt n’es-tu pas venue il y a six ans, il y a huit ans ? je me répète cela à satiété, car c’est alors que j’étais l’homme qu’il te fallait ! Car il te faut des illusions, à toi ; tu les aimes. Aime-t-on autre chose ?
Chaque jour je m’aperçois du peu que j’ai et la profondeur de mon vide n’est égale qu’à la patience que je mets à le contempler. Il me semble pourtant que j’aime quelque chose. Toi, par exemple, je t’aime ; mais quand je te vois si différente de moi, je me dis : non, c’est elle. J’aime l’art et je n’y crois guère. On m’accuse d’égoïsme, et je ne crois pas plus à moi qu’à autre chose. J’aime la nature, et la campagne me semble souvent bête. J’aime les voyages, et je déteste me remuer.
Si tu as de nouveaux chagrins chez toi, il y a parité entre nous. Mon beau-frère devient fou. On cache cela encore, mais cela est. Je n’avais pas assez du désespoir à mon chevet, la folie va s’y joindre ; escorté d’elle, quelle figure fais-je au milieu ? Ma société est contagieuse et mauvaise. Je fais plus de mal aux autres qu’ils ne m’en font et que je n’en ai. Tant pis pour les autres, car ce n’est certes pas intentionnel. Mais ce que j’ai de plus doux dans le cœur et de meilleur encore, c’est pour toi. C’est te donner de la monnaie souillée contre de l’or. Si je n’ai que ça ? C’est le denier du pauvre.
Quand nous verrons-nous ? Je n’en sais rien. Il vaut mieux pour toi que tu ne me voies pas. Est-ce que tu n’es pas ennuyée de vivre et de sentir ?
Adieu, je t’embrasse.
- ↑ Louise Colet a fait suivre « Samedi matin » de ces mots : juste un mois après la scène de l’hôtel.