Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 1/0184
Il m’est impossible de continuer plus longtemps une correspondance qui devient épileptique. Changez-en, de grâce ! Qu’est-ce que je vous ai fait (puisque c’est vous maintenant), pour que vous m’étaliez, avec l’orgueil de la douleur, le spectacle d’un désespoir auquel je ne saïs pas de remèdes ? Si je vous avais livrée, affichée, si j’avais vendu vos lettres, etc., vous ne m’écririez pas de choses plus atroces ni plus désolantes.
Qu’est-ce que j’ai fait, mon Dieu ! qu’est-ce que j’ai fait ?
Vous savez bien que je ne peux pas venir à Paris. C’est vouloir me forcer à vous répondre par des brutalités. Je suis trop bien élevé pour le faire, mais il me semble que je l’ai répété assez de fois pour que vous en ayez gardé le souvenir.
Je m’étais formé de l’amour une tout autre idée. Je croyais que c’était quelque chose d’indépendant de tout, et même de la personne qui l’inspirait. L’absence, l’outrage, l’infâmie, tout cela n’y fait rien. Quand on s’aime, on peut passer dix ans sans se voir et sans en souffrir[1].
Vous prétendez que je vous traite comme une femme du dernier rang. Je ne sais pas ce que c’est qu’une femme du dernier rang, ni du premier rang ni du second rang. Elles sont entre elles relativement inférieures ou supérieures par leur beauté et l’attraction qu’elles exercent sur nous, voilà. Moi que vous accusez d’être aristocrate, j’ai à ce sujet des idées fort démocratiques. Il est possible que ce soit, comme vous le dites, le caractère des affections modérées que d’être durables. Mais vous faites là le procès à la vôtre, car elle ne l’est guère. Moi, je suis las des grandes passions, des sentiments exaltés, des amours furieux et des désespoirs hurlants. J’aime beaucoup le bon sens avant tout, peut-être parce que je n’en ai pas.
Je ne comprends pas vos fâcheries, vos bouderies. Vous avez tort, car vous êtes bonne, excellente, aimable, et on ne peut pas s’empêcher de vous en vouloir de gâter tout cela à plaisir.
Calmez-vous, travaillez, et quand je vous reverrai, accostez-moi par un grand éclat de rire en me disant que vous avez été bien sotte.
- ↑ Sur la lettre originale, Louise Colet a écrit : « Que penser de cette phrase ! »