Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 1/0168

Louis Conard (Volume 1p. 399-401).

168. À LA MÊME.
Lundi trois heures [16 novembre 1846].

Je t’envoie ici un bon baiser sur le front et deux autres sur les joues. Ah ! encore une fois, quelle misère à moi c’est que d’avoir été te faire cadeau de ma personne. Tu valais mieux que ça. En échange de ton or, je t’ai donné du fumier. Est-ce la faute au fumier, s’il n’est plus paille fraîche ? Oui, restons amis, écrivons-nous de temps à autre. Fie-toi à moi toujours, comme si j’étais resté encore sur ce piédestal où ton amour m’avait hissé. Maintenant qu’elle est à bas, la statue, n’est-ce pas

qu’elle n’est pas d’argent, mais de plomb ? Travestissant un vers de Musset je peux dire :

Tu es venue trop tard dans un homme trop vieux.

Si je avais jugée de nature plus médiocre, j’aurais menti. Je n’en ai pas eu le cœur ; ç’eût été te ravaler à mes yeux. Je ne suis fait ni pour le bonheur, ni pour l’amour, et je n’ai jamais goûté de l’un et de l’autre que l’odeur, comme les goujats qui flairent le soupirail de Chevet. Ils convoitent tout ce qu’on fricasse ; ils se disent : « Ah ! si j’étais là dedans, comme je m’en donnerais ! comme je mangerais ! » Faites-les descendre à la cuisine, ils n’ont plus faim, parce que le charbon leur fait mal à la tête.

Si tu avais su t’en tenir au ton d’une galanterie épicée, d’un peu de sentiment et de poésie, peut-être que tu n’aurais [pas] éprouvé cette chute qui t’a tant fait souffrir. Mais le cœur est comme la voix ; quand il a crié, il s’enroue.

Pourquoi, pauvre amie, t’obstines-tu à te comparer, quant à l’effet que tu me produis, à une fille ? Tu tiens beaucoup au parallèle ? Quelle sottise ! Pourquoi me reproches-tu d’avoir voulu te donner un bracelet après la première nuit et de ne te l’avoir pas plutôt envoyé au jour de l’an ? Tu crois donc que je suis bien rustre ? À défaut de cœur, me nies-tu aussi les plus simples notions de savoir-vivre ? Quelle funeste manie tu as, chère enfant, de toujours te creuser l’âme pour en faire le trou plus grand !

La raison de cela, par exemple, est fort simple : j’avais de l’argent à cette époque ; je n’en ai plus maintenant, voilà tout.

Je vis et j’ai toujours vécu dans une gêne affreuse qui me rend sombre, irritable et humilié intérieurement. Les haillons dont d’autres rougissent, moi je les porte sous la peau. J’ai des besoins désordonnés qui me rendent pauvre avec plus d’argent qu’il n’en faut pour vivre, et je prévois une vieillesse qui finira à l’hôpital, ou d’une manière plus tragique. J’y serai sans doute forcé un beau jour ; car alliant le désir de l’or avec le mépris du gain, c’est une impasse où le petit bonhomme étouffe comme dans un étau. Enfin, n’importe. Personne ne me comprend là-dessus ; inutile dès lors d’en ouvrir la bouche.

Ah ! mon orgueil qui te paraît si grand, si tu savais combien de renfoncements et de raplatissements il éprouve à toute minute, tu le plaindrais au lieu de le haïr. Mais je ne veux pas te parler de tout cela, ni de mille autres choses pires qui me tiennent une compagnie journalière. Meute crottée, qui bâille et s’étale au foyer, et prend la place du maître.