Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 1/0163
On dirait que tu veux me forcer à t’écrire des duretés, car tu fais tout ce qu’il faut pour t’en attirer. Eh bien, si c’est là ton envie, je ne la satisfais pas pour deux raisons. La première, c’est que je n’en trouve pas à te dire ; la seconde, quand même j’en penserais, je les tairais. Je ne sais pas jusqu’à quel point tu as raison en m’accusant de manquer d’amour. Celui qui lit dans les cœurs en est seul juge et peut-être n’est-ce pas à moi qu’il donne tort. Mais pour manquer de délicatesse envers toi, envers toi, chère âme, jamais ! jamais ! lors même que je ne t’aimerais plus, lors même que je te haïrais. Et je resterai franc pourtant, comme je l’ai toujours été. Je m’aperçois que c’est un tort. J’aurais dû un peu m’exciter, un peu me monter, un peu me farder. Tu m’aurais peut-être trouvé plus aimable, si je n’avais pas été si digne d’être aimé.
Louise, je t’en prie, je t’en conjure, je lève vers toi ces yeux qui te plaisent et qui attirent ton sourire quand je suis là près de toi, et que je te regarde de bas en haut, la tête sur tes genoux : ne sois plus aussi dure, aussi âcre, ne me donne plus à travers le cœur des coups de cravache pareils. Qu’est-ce qu’il t’a fait, ce pauvre cœur ? Si tu ne le trouves pas à la taille du tien, laisse-le, jette-le, mais ne crache pas dessus la désillusion qu’il t’a donnée ! Est-ce sûr ? Est-ce qu’il y a désillusion ? Est-ce que je ne suis pas le même ? N’est-ce plus moi ? N’est-ce pas toujours toi ? Est-ce que maintenant nos deux âmes ne sont pas ensemble ? À quelle autre qu’à toi vais-je faire avant de m’endormir la dédicace de ma nuit ? Quelque chose de mystérieux et de doux nous unit toujours. À travers l’espace nos désirs se rencontrent comme les nuées et se mêlent l’un à autre dans une aspiration continue. Il y a quinze jours encore, tu ne m’envoyais que les caresses de ta pensée, avec toutes les voluptés que tu pouvais trouver dans tes phrases. Et tout à coup, sans que rien ait changé (puisque je t’avais dit que je viendrais quand la commission aurait fini ; te souviens-tu comme tu m’as remercié de la nouvelle que tu as lue dans l’escalier à la lueur de la lampe ?) ta voix s’est remplie de sanglots et je n’entends plus que tes cris de douleur qui m’accusent. Ta pauvre âme est comme un guerrier blessé ; par quelque côté qu’on veuille la prendre, on touche à une blessure, et on te fait souffrir.
Pourquoi, par exemple, m’accuser déjà de mon malheureux voyage en Bretagne ? Est-ce que je sais seulement si je le ferai ? Il y a tant de chances pour qu’il tombe à l’eau, comme tous mes autres projets, grands et petits ! D’ici à dix mois, que de choses peuvent nous le faire manquer ! maladie de l’un ou de l’autre, de ma mère, ou de n’importe qui d’ici, manque d’argent, etc.
Je ne t’en avais pas parlé puisque ça n’était nullement sûr et que ça ne l’est pas encore. Tu reviens toujours sur cette estimable mère Foucaud. Parce que je t’ai avoué cette faiblesse, tu me la reproches toujours. Je ne suis sensible à ce reproche que parce qu’il te fait mal à toi-même. Je me suis donc bien mal expliqué sur ce chapitre ! Je ne l’ai jamais aimée. Il me semble que, si tu as lu la lettre, c’était clair ; car tout en étant très galante, elle était d’une insolence rare. C’est du moins l’effet qu’elle m’a fait à moi. Il y a dans ta dernière, une phrase que je recopie pour que tu la relises, et ici je demande à ton esprit d’en juger la convenance et la bonté : « Moi ! je te dirais seulement que, si je ne t’avais pas connue, j’aurais peut-être accepté, devenant libre, une position que le monde aurait appelée brillante. » Qu’aurais-tu dit si jamais je t’avais envoyé des choses pareilles ! Tu me parles de tes souffrances ! À ce qu’il paraît que je ne te parle guère des miennes, moi, car tu ne te doutes pas que des aveux semblables puissent m’en causer !
Que veux-tu que je te dise ? que je m’aperçois encore que j’ai causé ton malheur, que sans moi tu aurais été tranquille sinon heureuse. Eh bien, pour le bonheur passé, au nom de lui, et non pas de moi, pardonne-le-moi.
Adieu, chère camarade, puisque ce n’est plus que ce mot-là que tu me permets. Tu serres mes mains à la fin de toutes tes lettres ; veux-tu encore que je baise les tiennes comme le premier jour, comme le mercredi soir ?
Adieu, adieu.