Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 1/0140
[…] Tant mieux, si je n’ai pas de postérité | Mon nom obscur s’éteindra avec moi, et le monde continuera sa route comme si j’en laissais un illustre.
C’est une idée qui me plaît à moi que celle du néant absolu. Axiome : « C’est la vie qui console de la mort, et c’est la mort qui console de la vie. »
[…] Oh que je t’embrasse ! Je suis ému, je pleure. Oui, que je te baise sur ce pauvre cœur qui bat pour moi ! Oh ! tu es bonne, dévouée ! et fusses-tu née laide, ton âme rayonne dans tes yeux et te rend charmante, d’un charme qui touche et attendrit. Non, jamais je n’ai été aimé comme tu m’aimes ; tu as raison de le dire. Je ne le serai pas non plus. Cela n’arrive qu’une fois dans la vie, pour qu’on s’en souvienne toujours et pour qu’en mourant on bénisse ce souvenir.
Tu me dis encore que, quand tu ne me plairas plus, je ne te le fasse pas trop sentir. Ah ! ce serait hideux de ma part ; ce serait infâme. Toi ! toi ! que je te fasse souffrir exprès ? Non ! Si cela m’arrive, pardonne-moi. Dis-toi alors : c’est qu’il ne pouvait faire autrement ; c’est que le ciel le voulait, car s’il ne m’aime plus, il m’aime encore, j’en suis sûre ; d’une autre manière, mais il m’aime.
Sois sage, travaille, fais-moi quelque grande belle chose sobre, sévère, quelque chose qui soit chaud en dessous et splendide à la surface, que je puisse en être fier, et que du fond de mon trou, quand je saurai qu’on t’applaudit là-bas, je me dise : « C’est elle qui a fait cela, elle pensait à moi en le faisant ! »
Pourquoi repousses-tu si durement ce bon Philosophe qu’il s’en aperçoit et t’en fait des reproches ? Qu’a-t-il donc commis, ce pauvre diable, pour que tu le maltraites ? Ne néglige pas tes amis ; sois avec eux comme tu étais auparavant. Je ne veux rien t’ôter, entends-tu ? mais au contraire t’ajouter quelque chose.
J’ai assez ri à la description de l’entrée de Béranger chez Dumas, quand il a vu la dame en chemise. Quelle bonne balle que ce Dumas ! et quel chic de mœurs ! Sais-tu que cet homme-là, s’il manque de style dans ses écrits, en a furieusement dans sa personne ? Il fournirait lui-même un bien joli caractère, mais quel dommage qu’une aussi belle organisation soit tombée si bas ! La mécanique ! la mécanique ! Faire au meilleur marché possible, le plus possible, pour le plus grand nombre possible de consommateurs. On ne le lisait pas tant quand il faisait Angèle. Tout le monde le lit maintenant, par la raison qu’on boit plus habituellement du Médoc ordinaire que du Laffitte. On a beau dire, il y a, jusque dans les Arts, des popularités honteuses ; la sienne est du nombre.
Je travaille assez : tout le jour du grec et du latin, le soir l’Orient ! Mais quoique je m’occupe, je n’avance à rien. Je n’ai pas l’esprit libre ; il monte toujours à ton étage et se suspend à ta fenêtre pour voir par tes vitres ce qui s’y passe. On m’enverra demain de Paris un fauteuil pour écrire ; je l’étrennerai en t’écrivant. Ça portera bonheur à tout ce que j’y écrirai par la suite.
Adieu ma chérie, je pose ma tête sur ta poitrine, et je m’endors.