Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 1/0138
[…] Je suis triste, ennuyé, horriblement agacé. Je redeviens, comme il y a deux ans, d’une sensibilité douloureuse. Tout me fait mal et me déchire ; tes deux dernières lettres m’ont fait battre le cœur à me le rompre. Elles me remuent tant ! quand, dépliant leurs plis, le parfum du papier me monte aux narines et que la senteur de tes phrases caressantes me pénètre au cœur. Ménage-moi ; tu me donnes le vertige avec ton amour ! Il faut bien nous persuader pourtant que nous ne pouvons vivre ensemble. Il faut se résigner à une existence plus plate et plus pâle. Je voudrais te voir, en prendre l’habitude, que mon image, au lieu de te brûler, te réchauffe ; qu’elle te console au lieu de te désespérer. Que veux-tu ? chère amie, il le faut. Nous ne pouvons être toujours dans ces convulsions de l’âme dont les abattements qui la suivent sont la mort. Travaille, pense à autre chose ; toi qui as tant d’intelligence, emploies-en un peu à te rendre plus tranquille. Moi, ma force est à bout. Je me sentais bien du courage pour moi seul ; mais pour deux ! Mon métier est de soutenir tout le monde ; j’en suis brisé. Ne m’afflige plus par tes emportements qui me font me maudire moi-même, sans que pourtant j’y voie de remède.
Ma mère hier était dans ma chambre comme je faisais ma toilette. Elle avait l’enfant sur ses bras. On m’apporte ta lettre ; elle la prend, en regarde l’écriture et dit, moitié en raillerie, comme s’adressant à l’enfant, moitié sérieusement : « Je voudrais bien savoir qu’est-ce qu’il y a dedans ! » J’ai répondu par un rire assez niais, que je voulais rendre comique, pour lui ôter de l’idée toute hypothèse sérieuse. Je ne sais si elle se doute de quelque chose ; ce pourrait être. La régularité du facteur est chose merveilleuse.
Il y a dans ton envoi de ce matin un mot dont je n’ai pas compris, je crois, le sens. Qu’entend-tu par le mot trahison appliqué à moi ? Veux-tu dire : si j’aimais une autre femme ? Mais qu’entends-tu par le mot aimer ? Tu sais qu’il n’y en a pas de plus élastique. Ne dit-on pas également en l’employant, j’aime les bottes à revers et j’aime mon enfant ?
Tu t’exagères mon entourage, quand tu compares ta solitude à la mienne. Oh ! non, c’est moi qui [suis] seul, qui l’ai toujours été. N’as-tu pas remarqué même l’autre jour, à Mantes, deux ou trois absences où tu t’es écriée : « Quel caractère fantasque ! À quoi rêves-tu ? » — À quoi ? Je n’en sais rien ; mais ce que tu n’as vu que rarement est mon état habituel. Je ne suis avec personne, en aucun lieu, pas de mon pays et peut-être pas du monde. On a beau m’entourer ; moi je ne m’entoure pas. Aussi les absences que la mort m’a faites n’ont pas apporté à mon âme un état nouveau, mais l’ont perfectionné, cet état. J’étais seul au dedans ; je suis seul au dehors. Qu’ai-je ici ? Des gens qui m’aiment, et peu, une seule. Mais ce n’est pas tout que d’être aimé ! La vie ne se passe pas en effusions de tendresse. Cela est bon, cela est exquis à des moments rares et solennels. Ce qui rend les jours doux, c’est l’épanchement de l’esprit, la communion des idées, les confidences des rêves qu’on fait, de tout ce qu’on désire, de tout ce qu’on pense. Et est-il ici-bas beaucoup d’êtres qui aient seulement la même opinion sur la manière dont il faut servir un dîner ou équiper un attelage ? À plus forte raison, que n’est-ce pas dans le domaine de la pensée pure ! Et d’ailleurs j’ai remarqué ceci, — c’est un axiome que j’ai écrit quelque part et par intention avant que la pratique de ces dix derniers mois ne me l’ait confirmé : « Ce sont les gens qu’on aime le mieux qui vous font le plus souffrir. » Médite ceci et tu verras que mon intérieur n’est pas si gai que tu le penses.
Il faut que je te gronde d’une chose qui me choque et qui me scandalise, c’est du peu de souci que tu as de l’Art maintenant. De la gloire, soit, je t’approuve ; mais de l’Art, de la seule chose vraie et bonne de la vie ! Peux-tu lui comparer un amour de la terre ? Peux-tu préférer l’adoration d’une beauté relative au culte de la vraie ? Eh bien, je le dis, je n’ai que ça de bon ! (il n’y a que ça en moi que j’estime) : j’admire. Toi, tu mêles au Beau un tas de choses étrangères, l’utile, l’agréable, que sais-je ? Tu diras au Philosophe de t’expliquer l’idée du Beau pur, telle qu’il l’a émise dans son cours de 1819 et telle que je la conçois ; nous recauserons de ça la prochaine fois.
Je lis maintenant un drame indien, Sabountala, et je fais du grec ; il ne va pas fort, mon pauvre grec, ta figure vient toujours se placer entre le livre et mes yeux…
Adieu chérie, sois sage, aime-moi bien et je t’aimerai beaucoup, car c’est là ce que tu veux, ma vorace amoureuse. Mille baisers et mille tendresses.