Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 1/0135

Louis Conard (Volume 1p. 295-298).

135. À LA MÊME.
Dimanche, 11 heures du soir. [6 septembre 1846.]

Encore demain et après-demain ; puis nous allons nous revoir. Quand tu liras ceci, il y aura 24 heures pour toi à passer avant que tu ne reçoives un baiser de celui que tu aimes et qui t’aime. Savoures-tu cette pensée comme moi ? La respires-tu avec joie comme une fleur écartée, qui nous envoie son vague parfum avant qu’on en jouisse à pleines narines ? Ah ! nous serons seuls, bien seuls à nous dans ce village au milieu de la campagne (autour de nous le silence). Pourquoi es-tu triste ? Moi j’ai le pressentiment d’une journée de bonheur. Une journée, c’est bien peu, n’est-ce pas ? Mais un beau jour illumine toute une année, et on a si peu de jours à vivre que, quand il arrive, un beau jour vaut la peine qu’on s’en réjouisse. Mais seras-tu sage ? Pleureras-tu encore ? (Oh ! si j’étais si sensuel que tu le crois, comme je les aimerais tes pleurs ! Elles te rendent si belle quand elles coulent le long de tes joues pâles et vont mourir sur ta gorge chaude et blanche !) Prendras-tu encore pour du calcul la sage prévision du malheur ? M’en voudras-tu toujours de ce que je casse les reins à mon plaisir pour t’épargner un supplice ? Si la chair, d’elle-même, a un héroïsme, c’est bien celui-là ; sois-en sûre. Il coûte peut-être plus que d’autres que l’on estime davantage, et, suivant la coutume, ceux en faveur de qui on l’exerce n’en tiennent pas compte. Oui, ma pauvre chérie, appelle ta pensée là-dessus, évoque toute ta raison, et tu t’avoueras, après y avoir rêvé, que c’est au contraire parce que je t’aime que je ne m’abandonne pas à mon amour. Tu sentiras une preuve de tendresse où tu n’avais vu que tiédeur et corruption.

Allons, ris donc, comme dit Phidias. Demain c’est la folie, c’est l’ivresse, c’est toi, c’est moi. Demain je reverrai tes yeux qui brûlent d’un feu doux, ta bouche rose où je suspends la mienne, et où je vais puiser les soupirs de ta poitrine, ton épaule nue que je hume avec ardeur.

Il me semble qu’il fera beau certainement et qu’il y aura un grand soleil. Ta pensée est un soupirail par où il me vient un peu de lumière et d’air ; et tu crois que quand je peux je ne me rue pas au-devant pour vivre et respirer ! Autour de moi tout est triste et sombre ; ma mère est dans un bien épouvantable état, ce que j’attribue au buste de notre ami qui l’a bouleversée. Jamais encore je ne l’ai vue si désolée ! Non, tu n’as pas vu de douleurs pareilles, pauvre amie, non jamais. Que le ciel l’épargne celles-à ! Et s’il faut que tu en aies, qu’il te donne plutôt toutes les autres.

Je repense à la dame du Château-Rouge. Pourquoi repousser les attractions que nous avons causées ? Cette femme a peut-être été horriblement blessée. Si les âmes voyagent, qui sait si la sienne n’en est pas une que tu as aimée jadis sous une autre forme ? Ne sont-ce pas des souvenirs de passions conçues dans une existence antérieure que ces impulsions subites, qui paraissent brutales et qui sont divines ? Après tout, quand elle serait ce que l’officiel a conjecturé… quel mal y a-t-il à cela ? Tu n’es pas forcée de l’accepter. Laisse-la t’aimer, si ça la rend heureuse. Quand on n’est pas attendri, il faut tâcher alors de n’être pas cruel. C’est la même idée qui est au fond des formes diverses qui nous agréent ou nous répugnent, qui nous excitent ou nous scandalisent. Quand le soleil brille, il y a autant de rubis dans le fumier que de perles dans la rosée. Les amours des singes et des loups sont peut-être pleins d’élégies superbes et d’idéalités bleuâtres auprès desquelles les nôtres pâliraient ? Le scintillement lumineux qui maintenant m’arrive de la lune et la flamme que je vais tirer tout à l’heure d’une allumette chimique pour allumer ma pipe, tout cela n’est-ce pas la lumière ? et la même partout, une et identique, quoique l’une vienne de quatre-vingt mille lieues à travers des créations inconnues et que l’autre tienne dans ma main et parte à la pression de l’ongle.

Adieu ma toute chérie, rêvons-nous cette nuit ; nous nous aurons demain. Tu sais comme je t’embrasse.

Prends le convoi qui part de Paris à neuf heures du matin. Je partirai à la même heure de Rouen.