Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 1/0111

Louis Conard (Volume 1p. 209-211).

111. À EMMANUEL VASSE.
4 juin, jeudi soir [1846].

Je te remercie beaucoup, mon cher ami, de me tenir au courant de tes travaux ; j’y prends, je t’assure, une part bien vive. Ce que j’aime en toi, c’est que tu les continues avec persévérance et âpreté, choses rares à notre époque où petits et grands ne travaillent que par fragments, sans avoir les uns ni la vue, les autres ni le courage de l’ensemble. La méthode, tout est là dans les œuvres scientifiques et c’est ce qui manque même aux plus belles de notre génération. Je compatis, comme un homme qui y a passé, aux misères de ta vie extérieure, c’est-à-dire au boulet que tu traînes sous le nom de Ministère de la marine royale et des colonies.

Mais tu as encore quelques heures libres, rêveuses et remplies le soir ; combien n’en ont pas ! Quand tu es rentré chez toi, dans ta chambre, au milieu de tes livres et de tes travaux, ne jouis-tu pas d’un calme exquis, et comme d’une brise fraîche qui vient enlever de toi-même les exhalaisons fades de l’ennui du bureau ?

Pour vivre, je ne dis pas heureux (ce but est une illusion funeste), mais tranquille, il faut se créer en dehors de l’existence visible, commune et générale à tous, une autre existence interne et inaccessible à ce qui rentre dans le domaine du contingent, comme disent les philosophes. Heureux les gens qui ont passé leurs jours à piquer des insectes sur des feuilles de liège ou à contempler avec une loupe les médailles rouillées des empereurs romains ! Quand il se mêle à cela un peu de poésie ou d’entrain, on doit remercier le ciel de vous avoir fait ainsi naître. Je suis bien curieux de voir ta rédaction et je te sais bon gré de me demander là-dessus mes avis ; tout ce que je pourrai faire pour cela je le ferai, non pas par complaisance, mais par plaisir. Entreprise et continuée avec tant de conscience, il ne peut manquer d’y avoir beaucoup de bon dans ton œuvre ; le tout est de faire saillir tout ce que tu sais, de mettre en relief ce que tu vois.

Pour moi, malgré les chagrins, les soucis, les embarras d’un tas d’affaires, je travaille assez raisonnablement, c’est-à-dire environ huit heures par jour. Je fais du grec, de l’histoire ; je lis du latin, je me culotte un peu de ces braves anciens pour lesquels je finis par avoir un culte artistique ; je m’efforce de vivre dans le monde antique ; j’y arriverai, Dieu aidant.

Ne sortant jamais et ne voyant personne, j’ai jugé sensé de me faire meubler un cabinet à ma guise, duquel je ne compte sortir d’ici à longtemps, à moins que le vent ne me pousse ailleurs.

D’ici à quelques jours il est probable que j’irai à Paris passer une huitaine ; je t’y verrai bien entendu. Achille, grâce un peu à mes soins, soit dit sans présomption diplomatique, a obtenu le logement de l’Hôtel-Dieu, le service de chirurgie de mon père, sauf peu de chose, et la moitié de la chaire de clinique. Voilà un gars heureux ! et servi par les circonstances ; il le méritait certainement, mais le nom de mon père a été un bon génie qui l’a couvert de ses ailes.

Adieu, mon vieux, continue à travailler sans préoccupation du reste de l’univers ; l’égoïsme intellectuel est peut-être l’héroïsme de la pensée. À bientôt j’espère. Tout à toi.