Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 1/0109

Louis Conard (Volume 1p. 204-206).

109. AU MÊME.
Avril 1846.

L’ennui n’a pas de cause ; vouloir en raisonner et le combattre par des raisons, c’est ne pas le comprendre. Il fut un temps où je regorgeais d’éléments de bonheur et où j’étais véritablement très à plaindre ; les deuils les plus tristes ne sont pas ceux que l’on porte sur son chapeau. Je sais ce que c’est que le vide. Mais qui sait ? la grandeur y est peut-être ; l’avenir y germe. Prends garde seulement à la rêverie : c’est un vilain monstre qui attire et qui m’a déjà mangé bien des choses. C’est la sirène des âmes ; elle chante, elle appelle ; on y va et l’on n’en revient plus. J’ai grande envie, ou plutôt grand besoin de te voir. J’ai mille choses à te dire, et de tristes ! Il me semble que je suis maintenant dans un état inaltérable. C’est une illusion sans doute, mais je n’ai plus que celle-là, si c’en est une. Quand je pense à tout ce qui peut survenir, je ne vois pas ce qui pourrait me changer ; j’entends le fond, la vie, le train ordinaire des jours ; et puis je commence à prendre une habitude du travail dont je remercie le ciel. Je lis ou j’écris régulièrement de huit à dix heures par jour ; et si l’on me dérange, j’en suis tout malade. Bien des jours se passent sans que j’aille au bout de la terrasse ; le canot n’est seulement pas à flot. J’ai soif de longues études et d’âpres travaux. La vie interne, que j’ai toujours rêvée, commence enfin à surgir. Dans tout cela la poésie y perdra peut-être, je veux dire l’inspiration, la passion, le mouvement instinctif. J’ai peur de me dessécher à force de science et pourtant, d’un autre côté, je suis si ignorant que j’en rougis vis-à-vis de moi-même. Il est singulier comme, depuis la mort de mon père et de ma sœur, j’ai perdu tout amour d’illustration. Les moments où je pense aux succès futurs de ma vie d’artiste sont les moments exceptionnels. Je doute bien souvent si jamais je ferai imprimer une ligne. Sais-tu que ce serait une belle idée que celle du gaillard qui, jusqu’à cinquante ans, n’aurait rien publié et qui, d’un seul coup, ferait paraître, un beau jour, ses œuvres complètes et s’en tiendrait là ? Hélas ! je rêve aussi, je rêve, comme toi, de grands voyages, et je me demande si dans dix ans, dans quinze ans, ce ne serait pas plus sage que de rester à Paris à faire l’homme de lettres, à faire le pied de grue devant le comité des Français, à saluer messieurs les critiques, à me disputer avec mes éditeurs et à payer des gens pour écrire ma biographie parmi les grands hommes contemporains. Un artiste qui serait vraiment artiste et pour lui seul, sans préoccupation de rien, cela serait beau ; il jouirait peut-être démesurément. Il est probable que le plaisir qu’on peut avoir à se promener dans une forêt vierge ou à chasser le tigre est gâté par l’idée qu’on doit en faire une description bien arrangée pour plaire à la plus grande masse de bourgeois possible. Je vis seul, très seul ; de plus en plus seul. Mes parents sont morts ; mes amis me quittent ou changent. « Celui, dit Çakia Mouni, qui a compris que la douleur vient de l’attachement, se retire dans la solitude comme le rhinocéros. » Oui, comme tu le dis, la campagne est belle, les arbres sont verts, les lilas sont en fleurs ; mais de cela, comme du reste, je ne jouis que par ma fenêtre. Tu ne saurais croire comme je t’aime ; de plus en plus l’attachement que j’ai pour toi augmente. Je me cramponne à ce qui me reste, comme Claude Frollo suspendu au-dessus de l’abîme. Tu me parles de scénario ; envoie-moi celui que tu veux me montrer. Alfred Le Poittevin s’occupe de tout autre chose ; c’est un bien drôle d’être. J’ai relu l’Histoire Romaine de Michelet ; non ! l’antiquité me donne le vertige. J’ai vécu à Rome, c’est certain, du temps de César ou de Néron. As-tu pensé quelquefois à un soir de triomphe, quand les légions rentraient, que les parfums brûlaient autour du char du triomphateur et que les rois captifs marchaient derrière ? Et le cirque ! C’est là qu’il faut vivre vois-tu ; on n’a d’air que là et on a de l’air poétique, à pleine poitrine, comme sur une haute montagne, si bien que le cœur vous en bat ! Ah ! quelque jour, je m’en donnerai une saoulée avec la Sicile et la Grèce. En attendant, j’ai des clous aux jambes et je garde le lit.