Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 1/0099

Louis Conard (Volume 1p. 186-189).

99. À ERNEST CHEVALIER.
Croisset [13 août 1845].

Je commençais vraiment à ne savoir que penser de toi, mon brave substitut, car tu as été bien longtemps à me répondre. « Est-il assassiné », me disais-je, « enlevé, ravi, ou l’a-t-on violé, et ensuite, ne pouvant plus supporter le poids d’une existence désormais flétrie, aurait-il plongé dans son sein le fer homicide ? » C’est pour te dire qu’une autre fois je t’engage à m’envoyer tes réponses plus promptement, car j’avais peur que tu ne fusses malade et j’hésitais à écrire aux Andelys pour avoir de tes nouvelles.

Eh bien ! des nouvelles, je n’en sais guère, car je vis comme un ours, comme une huître à l’écalle [sic]. À propos d’huître, j’ai lu tantôt dans Shakespeare que l’âme est une huître enfermée dans le corps, qui est son écalle, qu’elle traîne avec peine. Ainsi la comparaison n’est pas si mauvaise. Voilà donc ce que je sais de plus intéressant à te narrer. Je crois (c’est mon père qui croit avoir reçu un billet de faire part) que notre ami intime le sieur Malleux est marié. Hé hé hé ! qu’en dis-tu ? Il pleut des mariages, il grêle des hyménées, c’est un déluge de morale ! […]

[…] Ce que je redoute étant la passion, le mouvement, je crois, si le bonheur est quelque part, qu’il est dans la stagnation ; les étangs n’ont pas de tempêtes. Mon pli est à peu près pris, je vis d’une façon réglée, calme, régulière, m’occupant exclusivement de littérature et d’histoire. J’ai repris le grec, que je continue avec persévérance, et mon maître Shakespeare, que je lis toujours avec un amour toujours croissant. Je n’ai jamais passé d’années meilleures que les deux qui viennent de s’écouler, parce qu’elles ont été les plus libres, les moins gênées dans leur entournure. J’y ai sacrifié beaucoup, à cette liberté ; j’y sacrifierais plus encore. Ma santé n’est ni pire, ni meilleure ; c’est long, long, bien long, pauvre vieux ; non pas pour moi mais pour les miens, pour ma mère que cette maladie use lentement et rend plus malade que moi.

Ah ! la maison n’est plus gaie comme par le passé ; ma sœur est mariée, mes parents se font vieux, et moi aussi ; tout cela s’use ! On y blaguait bien, à ce bon Hôtel-Dieu, il s’y passait de bons jeudis autrefois ; tant que tu vivras, j’en suis sûr, tu te les rappelleras avec douceur.

J’ai eu dernièrement la visite de Du Camp qui est resté trois semaines ici. Le jour qu’il est arrivé, Panofka[1] et Maurice me sont arrivés à l’improviste. Je les ai menés le lendemain faire un petit déjeuner, chez l’ami Jay[2], dont ils ont été assez satisfaits. Le soir Panofka nous a joué du violon. Tu sauras que Jay a inventé un nouveau plat qu’il a décoré de notre nom, c’est un entremets sucré, un pudding à la Flaubert.

Ah, j’oubliais de te dire que « l’homme aux études historiques » est décoré de la Croix d’Honneur. Je ne l’ai pas vu depuis qu’il a le ruban, mais il me viendra faire une visite d’ici à quelques jours. J’ai envie de le voir enrubanné ! Dainez, surnommé Pue-ventre, va tenir une pension en collaboration avec Preisser. Comme tout cela est beau ! Bourlet n’est pas encore au comble de ses vœux. Que dis-tu de sa constance ! On le trouvera quelque jour mort […] dans son lit, tout raide et droit comme un lapin gelé.

Adieu, vieux ; n’oublie pas ce que je t’ai demandé. Je compte sur ta HAUTE intelligence. Combien de temps restes-tu aux vacances ? Aurai-je le plaisir de t’envisager ?

Addio.


  1. Compositeur violoniste.
  2. Restaurateur célèbre de Rouen.