Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 1/0082

Louis Conard (Volume 1p. 143-144).

82. À LA MÊME.
Paris, [août] 1843.

Le marquis de Saint-Andrieux a dû vous aller donner de mes nouvelles hier. Il vous aura dit sans doute que je me portais bien, que j’avais bonne mine, etc. Mais il n’a pas pu vous dire, car cela est impossible, combien je suis embêté, vexé, irrité, tanné. S’il fallait que mon examen, au lieu d’avoir lieu dans la semaine, ne se passât seulement que dans deux mois, je crois que je l’enverrais bouler. Je commence en effet à être fourbu. Définitivement, c’est trop d’embêtement pour un homme seul. Si, par malheur, j’étais refusé, je te jure bien, ma parole d’honneur, que je n’en ferais pas plus pour la seconde fois et que je me présenterais toujours avec ce que je sais jusqu’à ce qu’on m’admette. J’ai commencé à étudier mon examen avec trop de détails, de sorte que maintenant j’en suis encombré. Joins à ça que mes maux de dents me reprennent de plus belle. Jeudi j’ai souffert toute la soirée de façon à m’empêcher de travailler, et la nuit de façon à m’empêcher de dormir. Autre agacement : M. Bonhomme, menuisier, mon voisin, juge à propos de venir tous les jours limer ses scies sur le trottoir qui est en face de moi, ce qui fait une musique très agréable. Il y a de quoi en avoir le rire sardonique et satanique. Ô combien j’envie l’heureux Narcisse qui, loin des cités, fane en paix la luzerne dans les champs paternels, et qui boit le cidre sous les pommiers avec une innocence digne de l’âge d’or. Il méprise tout examen, et le Code civil n’est pour lui qu’un livre comme un autre, c’est-à-dire un livre qu’on ne lit pas.

Tu me demandes des nouvelles d’Henriette, cher rat ; je n’en ai pas et je ne suis pas prêt à t’en donner. Les Collier sont maintenant à Chaillot ; c’est derrière le bois de Boulogne. Je n’ai pas le temps d’y aller souvent. Gertrude m’a écrit pour me donner son adresse et me dire qu’Henriette allait mieux. L’opinion de M. Cloquet, c’est qu’elle est très malade ; voilà tout ce qu’il m’en a dit. Elles lui ont plu extrêmement ; il les trouve charmantes. Herbert n’est pas venu me voir ; il a peur de se perdre dans Paris. Mais je l’ai vu chez sa mère ; il n’est pas changé et m’a dit comme par le passé : « Arthémise, la brosse, la brosse. Bonjour, voisin. »

Si tu savais, vieux rat, combien je pense à cette bienheureuse fin du mois d’août et à la manière dont je me précipiterai hors l’École de Droit quand je serai reçu[1] ! quelles bêtises je dirai et je ferai dans la voiture avec toi ! quelles grimaces et quelles bouffonneries ! je te promets un rire comme tu n’en as jamais entendu.


  1. Flaubert échoua à ce deuxième examen.