Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 1/0063

Louis Conard (Volume 1p. 111-112).

63. À SA SŒUR.
Paris, 26 juillet 1842.

Ta lettre de ce matin, mon bon Carolo, m’a fait beaucoup plus de plaisir encore que les autres, parce que M. T***, que j’ai vu hier, m’avait appris que tu avais été fatiguée d’une course un peu trop longue. Dieu merci, cette fatigue n’a été que passagère. Ménage-toi bien, ma chère enfant, pense toujours à ceux qui t’aiment et à toute la peine que nous cause la plus petite douleur pour toi.

J’ai dîné hier chez M. T*** avec M. et Mme D***. Je me suis très bien conduit pendant tout le dîner (toujours distingué dans ma tenue et dans mes manières, comme Murat). Mais le soir, voilà qu’on s’avise de parler de Louis-Philippe, et que je déblatère contre lui à propos du musée de Versailles. Figure-toi en effet que ce porc-là, trouvant qu’un tableau de Gros n’était pas assez grand pour remplir un panneau de muraille, a imaginé d’arracher un côté du cadre et de faire ajouter deux ou trois pieds de toile, peinte par un artiste quelconque. Je voudrais voir la mine de cet artiste-là. Donc M. et Mme D***, qui sont philippistes enragés, qui vont à la cour et qui conséquemment, comme Mme de Sévigné après avoir dansé avec Louis XIV, disent : quel grand roi, ont été très choqués de la manière dont je traitais celui-ci. Mais tu sais que plus j’indigne les bourgeois, plus je suis content. Ainsi j’ai été très satisfait de ma soirée. Ils m’auront sans doute pris pour un légitimiste, parce que je me suis également « gaudy » sur le compte des hommes de l’opposition.

L’étude du Droit m’aigrit le caractère au plus haut point : je bougonne toujours, je rognonne, je maugrée, je grogne même contre moi-même et tout seul. Avant-hier soir j’aurais donné cent francs (que je n’avais pas) pour pouvoir administrer une pile [à] n’importe à qui.