Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 1/0047

Louis Conard (Volume 1p. 78-80).

47. AU MÊME.
[Rouen, 29 mars 1841.]
Brave bonhomme de père Ernest,

D’ici à 15 jours, 3 semaines, tu auras le plaisir de voir ma balle […]. Tu devais bien t’attendre à ce que je ne demanderais pas mieux que d’aller passer quelque temps avec toi. L’amitié n’est que l’égoïsme des gens de cœur. Aller aux Andelys à Pâques, c’est me renouer à tout mon passé, marcher dans ces mêmes sentiers où nous avons ri ensemble, embaumer les mêmes lieux du même tabac apporté dans la même boîte de cuivre ! (tu connais ma blague de maître maçon). D’ici quelque temps, j’ascendrai la voiture du sieur Jean ou d’Hilaire, à laquelle j’allais te conduire en faisant tant de bouffonneries sur le port. Où est le temps où, arrivés là ensemble, quelque peu échauffés de punch, je fumais une trentième pipe ! ce qui scandalisait Monsieur Sognel fils qui en restait ébahi. Aussi il en est mort ; les Dieux, les justes Dieux l’ont puni. Tu me retrouveras toujours le même, m’inquiétant peu de l’avenir de l’humanité, transcendant dans le culottage des pipes […].

Quant à toi, il me semble que tu changes, ce dont je ne te félicite pas. Je crois que tu as besoin de te retremper dans la blague, que tu me parais négliger. Tu me dis que tu n’as pas de femme : c’est ma foi fort sage, vu que je regarde cette espèce comme assez stupide. La femme est un animal vulgaire dont l’homme s’est fait un trop bel idéal ! […]. De plus, tu travailles. Tu as raison, car la science est encore la moins ennuyeuse des bêtises ; j’aime mieux un livre que le billard, mieux une bibliothèque qu’un café : c’est une gourmandise qui, si elle rend puant, ne fait jamais vomir. Mais tu assaisonnes ensuite ta lettre d’une série de doléances que tu voudrais te persuader, ce qui me fait craindre que dans peu de temps tu ne deviennes un homme sensé, admiré des pères de famille, raisonnable, moral, huître, très bien, fort sot. Nous ne pourrions plus sympathiser et tu me regarderais comme un gamin trop décolleté, comme un pot à moutarde trop baveux. Quand tu me parles de la vie comme d’un temps d’épreuves, qu’il est doux de rêver un but, etc., j’aime à croire que tu as dit tout ça pour te foutre de moi, et tu as bien fait. Allons, je t’aime toujours, je t’embrasserai avec plaisir, et nous nous gaudysserons ensemble.

Alfred, qui depuis cinq semaines a un épanchement dans la poitrine, va mieux. Je vais tous les jours le voir pour tâcher de distraire un peu ce brave homme. Dis-moi jusqu’à quelle époque tu comptes rester chez toi.

Je fais du grec et du latin, comme tu sais ; rien de plus, rien de moins ; je suis un assez triste homme.

Je suis délivré de Malleux que j’ai, l’autre jour, foutu à la porte. Je te remercie beaucoup, encore une fois, de ta lettre où tu me racontais ses aventures.

Si me suys-je gaudy un petit à ouyr raconter par vostre épistre comment ce ieune fol, faquin et bravache s’amouracha d’une dame, laquelle estoit une éhontée putain et garce qui, cuyde bien, le trompait au déduict et appétoit seulement sa bourse (voyre d’argent, mais vuyde), comment soulent ces avides bestes.

Adieu, écris-moi, réponds-moi le plus tôt que tu pourras ; tes lettres sont toujours reçues avec des mains crispées qui déchirent l’enveloppe.

G. F., le vostre.