Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 1/0036

Louis Conard (Volume 1p. 58-60).

36. AU MÊME.
Dimanche matin, 20. [Rouen, 20 octobre 1839.]

J’avais mal à la tête quand ta lettre est venue, il y a un quart d’heure, et le mal de tête s’est passé ; je suis réjoui, enchanté, charmé. Tu viens donc dans quinze jours, avant quinze jours. Je t’y invite ; tu y as ta chambre, ton lit, du feu déjà qui brûle à la cheminée, la table servie, une pipe bourrée, des bras tout ouverts pour t’embrasser. Nous t’attendons tous avec impatience. Comme nous en aurons à nous dire ! Alfred est à Rouen et ne repart pour Paris que vers le 12 novembre ; tu le verras donc. Nous ferons un trio intéressant, d’autant plus que la Toussaint me semble bien tomber et, si je ne me trompe, j’aurai à peu près trois jours pleins à te donner. Comme il y aura des crachats dans la cheminée ! Quelle salive juteuse ! Quels sirops de pipe ne nous reviendront pas au bec ! Achille arrive vendredi prochain ; tu le verras à Rouen, marié et revenu d’Italie, sans doute avec quelques onces de semence d’évaporées ! Maintenant, Monseigneur, touchons un point délicat, du moins fort important. Je te prie, au nom de mon amitié et au nom de l’amour de ton excellente mère, de ne point te faire illusion sur ta vigoureuse constitution, et quand même vigoureuse [il] y aurait, de ne point lui donner les prodigieuses secousses qui l’ont si ébranlée ; tu pourrais à la fin si bien faire que la machine craquât, et je te conseille de te soigner […].

« L’Ottoman » a passé hier un examen de baccalauréat, et a été reçu. C’était peut-être la sixième fois ; il disait que c’était la deuxième, mais qui pense pis pense souvent juste. Quand j’en serai là, je me regarderai comme un Dieu, et j’emmerderai le collège de la meilleure grâce du monde.

Voilà tout ce que je sais à te dire pour le présent. Si tu veux quelque chose encore, je te dirai en litanie tous les ennuis de mon collège, et la philosophie, les mathématiques, la physique ; tout ce pouding-là me fait mal au cœur et tu feras diversion par ta venue. Je t’en remercie d’avance, car pour la classe, « nous la lairons-là pour le coup, s’il vous plaît » comme dit le sieur de Montaigne.

Sais-tu que « l’homme aux études historiques », ce c…, cet historien de premier mérite (s’il lisait cela, quelle lèvre inférieure n’allongerait-il pas ?) va publier un livre relatif à l’histoire de Normandie (toujours !), édition de luxe, vignettes, culs-de-lampe et fesses de quinquet, portrait de l’auteur, vers latins en tête à sa louange, éloge critique et papier blanc ? Ce sera beau, superbe. Après tout, ce sera peut-être un bon livre que personne ne lira, si ce n’est quelques brutes qui s’occupent d’histoire, comme moi par exemple. Vaudrait mieux lire, après tout, Tacite racontant la vie de Tibère ou « le sournois facétieux », celle [de] Caligula le Grand « ou les délices du genre humain », Néron ou « l’homme de bonne société ». Mais pourquoi pas Chéruel aussi parlant de Jeanne d’Arc, avec une déclamation contre le sieur de Voltaire, sans doute, et son estimable Pucelle ? Toujours l’histoire des Lilliputiens avec le Géant : les crétins veulent lui cracher au nez et n’atteignent pas seulement la semelle de ses bottes.

Adieu, bonne santé, arrive vite, tout à toi.