Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 1/0027

Louis Conard (Volume 1p. 37-39).

27. AU MÊME.
[Rouen], mercredi, 26 décembre 1838.

Je t’ai dit, je crois, que j’étais fort occupé et tu m’as fait là-dessus des demandes auxquelles je serais bien embarrassé de répondre. Ce qu’il [y] a de sûr, maintenant, et aujourd’hui principalement, c’est que je m’emmerde dans la perfection. Depuis 7 à 8 jours, je n’ai le cœur de travailler à quoi que ce soit. Tu sais que l’homme a ainsi parfois des moments étranges de lassitude. La vie est si pesante que ceux-mêmes pour qui le fardeau doit être le moins lourd en sont souvent accablés ! Il y a bientôt une semaine que j’ai laissé de côté les études historiques, et pour quoi faire ? Que sais-je ? rien du tout. À peine si j’ai le courage de fumer. J’ai le cœur rempli d’un grand ennui. Chose étrange ! et il y a quinze jours j’étais dans le meilleur état du monde.

Ce changement tient peut-être au genre d’œuvre dont je m’occupais il y a quelque temps. Je ne sais si je t’ai dit que je faisais un mystère[1] : c’est quelque chose d’inouï, de gigantesque, d’absurde, d’inintelligible pour moi et pour les autres. Il fallait sortir de ce travail de fou, où mon esprit était tendu dans toute sa longueur, pour m’appliquer aux Essais de M. Guizot, capables de faire sécher sur pied tout l’Olympe. Juge de la brusque transition et de la torture d’un malheureux homme qui descend des plus hautes régions du ciel pour s’appliquer à des choses abstraites, exactes, mathématiques, pour ainsi dire. Maintenant je ne sais s’il faut continuer mon travail, qui ne m’offre que difficultés insurmontables et chutes, dès que j’avance. — Ô l’Art, l’Art, déception amère, fantôme sans nom qui brille et qui vous perd ! — ou bien continuer à m’emmerder dans les faits ou des considérations sur l’histoire, les hommes, le plan de la Providence, mille choses dont on ne se doute guère… Passons à un autre chapitre, car si je t’ennuie autant que moi-même, c’est assez […]

Diras-tu encore, mon cher Ernest, que je t’écrase de ma supériorité ? J’ai la supériorité d’un fameux imbécile. Tu peux au reste en juger par ma lettre. Je sens moi-même toutes les choses qui sont faibles en moi, tout ce qui me manque tant pour le cœur que pour l’esprit ; — encore plus peut-être (si la vanité ne m’abuse) pour ce dernier. Il y a des endroits où je m’arrête tout court : cela me fut bien pénible récemment encore, dans la composition de mon mystère, où je me trouvais toujours face à face devant l’infini ; je ne savais comment exprimer ce qui me bouleversait l’âme.

Encore moins que tout cela, toutes mes actions sont empreintes de poésie, de libéralité et d’intelligence (quand tu m’en donneras une explication, tu auras fait une riche découverte). Ainsi, 1o, poésie pour uriner ; 2o, libéralité pour f… ; 3o, intelligence pour dormir ! — Non, non, non, et mille fois non ; au contraire, c’est l’amitié qui t’abuse et qui te fait voir dans mes actions une haute grandeur où il n’y a qu’un intarissable orgueil. Car, depuis que vous n’êtes plus avec moi, toi et Alfred, je m’analyse davantage moi et les autres. Je dissèque sans cesse ; cela m’amuse, et quand enfin j’ai découvert la corruption dans quelque chose qu’on croit pur, et la gangrène aux beaux endroits, je lève la tête et je ris. Eh bien donc, je suis parvenu à avoir la ferme conviction que la vanité est la base de tout, et enfin que ce qu’on appelle conscience n’est que la vanité intérieure. Oui, quand tu fais l’aumône, il y a peut-être impulsion de sympathie, mouvement de pitié, horreur de la laideur et de la souffrance, égoïsme même ; mais, plus que tout cela, tu le fais pour pouvoir te dire : je fais du bien, il y en a peu comme moi, je m’estime plus que les autres, pour pouvoir te regarder comme supérieur par le cœur, pour avoir enfin ta propre estime, celle que tu préfères à toutes les autres. S’il y a là dedans quelque chose qui te paraisse obscur, je te l’expliquerai plus au long. Cette théorie te semble cruelle, et moi-même elle me gêne. D’abord elle paraît fausse, mais avec plus d’attention je sens qu’elle est vraie.

N’oublie pas de dire à Alfred qu’il me réponde au plus vite et que j’attends à coup sûr sa lettre avant son arrivée à Rouen.

Orlowski est à Paris.


  1. Smarb, voir Œuvres de jeunesse inédites, II, p. 8.