Correspondance de Guizot avec Léone de Lavergne (1838-1874)

Correspondance de Guizot avec Léone de Lavergne (1838-1874)
Revue des Deux Mondes5e période, tome 46 (p. 41-82).
CORRESPONDANCE DE GUIZOT
AVEC
LEONCE DE LAVERGNE
(1838-1874)

Dans la notice biographique que j’ai consacrée à Léonce de Lavergne[1] je n’ai pu qu’indiquer sommairement les relations qui ont existé entre lui et Guizot. Ces relations ont tenu une grande place dans la vie de Lavergne. Elles se sont poursuivies pendant plus de trente-cinq ans, depuis 1838, époque où il n’était encore que rédacteur au ministère de l’Intérieur, jusqu’en 1874, date de la mort de l’illustre homme d’État.

Simplement politiques dès l’abord, elles ont fait naître, par l’entraînement de la sympathie et par une communauté presque absolue de vues et de sentimens, une amitié véritable dont Lavergne s’honorait grandement et dont il goûtait le charme profond.

Ces relations ont donné lieu à une nombreuse correspondance qui nous a paru mériter d’être mise sous les yeux du public.

Elle suit Guizot dans les différentes phases de sa vie pleine de contrastes ; elle le montre tour à tour député, chef de parti, ambassadeur, académicien ; elle subit toutefois un temps d’arrêt pendant les huit année du ministère du 29 octobre ; Guizot, s’étant attaché Lavergne comme collaborateur, n’avait point l’occasion de lui écrire.

Puis vient la catastrophe de Février, l’exil avec ses amertumes, le retour en France et enfin la retraite définitive au Val-Richer, faite d’étude et de méditation, ennoblie par la majesté des grands souvenirs, embellie par la vie de famille si douce au cœur de Guizot, qui appelle sa terre « le désert des patriarches. »

Ces lettres ne sauraient le grandir aux yeux de la postérité ; sa vie politique, ses luttes oratoires, ses œuvres magistrales parlent assez pour lui. Pourtant, on y rencontre de ces pensées profondes, de ces aperçus saisissans, de ces coups de lumière qui inondent d’une clarté soudaine une figure ou une situation ; et puis, elles révèlent un aspect nouveau, un côté ignoré de sa noble nature.

Trop souvent l’homme d’État, enfermé dans son système, irréductible dans sa doctrine, n’admet pas que le monde puisse marcher sans lui, et, quand il a quitté le pouvoir, il croit volontiers que tout est perdu.

Guizot, sans rien abandonner de ses convictions, sans rien rétracter de son passé, ne se lasse point d’espérer ; il a foi dans les destinées de son pays, il attend avec constance un meilleur avenir. Il professe ce qu’il appelle un optimisme lointain, et, au lieu de se croire nécessaire à la prospérité et à la grandeur de sa patrie, il prévoit, il évoque, il suscite des hommes nouveaux. C’est ce qui explique son attitude si remarquée à l’époque où M. Emile Ollivier tentait de réconcilier l’Empire avec la liberté. Noble penchant d’une grande âme, où la clairvoyance du politique, la sagacité du philosophe se mêlait à l’espérance du chrétien !

Un autre caractère bien frappant de cette correspondance où Guizot parle à cœur ouvert, c’est une inaltérable sérénité qui donne à ses jugemens sur les hommes et sur les choses un rare cachet d’impartialité.

On l’y voit poursuivant sans relâche et menant à bonne fin un double travail ; la rédaction de ses Mémoires, sa justification devant la postérité, et ses Méditations sur la religion chrétienne, œuvre de haute philosophie et de foi profonde.

Mais, tout en vivant surtout dans le passé, il ne se désintéresse pas du présent. Jusqu’à la fin, la passion politique, qui fait le fond de sa nature, l’anime et donne à ses lettres un mouvement et un air de vie singuliers.

Cette correspondance, il ne s’en cache pas, est pour Guizot la plus agréable des distractions. « La causerie, dit-il, est notre seul plaisir après les plaisirs de la vie de campagne et de famille dont je jouis beaucoup. » Et faisant un retour mélancolique sur lui-même, il ajoute : « Je m’étonne toujours qu’on puisse tant conserver après avoir tant perdu. »

Dans une autre lettre datée de Broglie, il écrit : « Nous causons à perte de vue. Plaisir d’oisif, mais plaisir très réel. Je regrette que vous ne soyez pas ici pour en prendre et nous en donner votre part. Vous êtes un très bon causeur et vous me donnez le plaisir très réel que nous sommes bien souvent du même avis. »

Ailleurs il se plaint, et cela à plusieurs reprises, que l’état de santé de Lavergne rende ses lettres trop rares.

De semblables témoignages de sympathie intellectuelle et d’affectueuse intimité, émanant d’un tel homme, sont des titres d’honneur pour celui à qui ils s’adressent, et ce n’est pas un des moindres signes de la supériorité d’esprit et de la valeur morale de Lavergne que la longue et fidèle amitié de Guizot.


1838


Paris, 20 mai 1838.

Je suis fort aise, monsieur, que vous approuviez à ce point ma politique écrite. Je voudrais, avant la fin de la session, soumettre aussi à votre jugement un peu de politique parlée. Ce serait utile. Je ne l’espère pas beaucoup. L’occasion que je cherche, tout le monde l’évite, Chambre et ministres, et je suis très décidé à ne tenter aucune provocation factice. Il faut que la balle me vienne naturellement, et qu’en me voyant monter à la tribune, chacun dise : « M. Guizot ne peut s’en dispenser. »

Voici du reste mon impression exacte sur cette fin de session. Le cabinet est à peu près aussi bas qu’il le puisse être. Nous ne sommes pas aussi haut que nous le devons être. Il a perdu beaucoup de terrain depuis six semaines. Nous n’en avons pas encore assez regagné, quoique nous en ayons regagné. Ceci entre nous. Vous êtes, monsieur, du petit, très petit nombre d’hommes avec qui on peut parler exactement vrai. La vérité ne vous abat, ni ne vous enivre, parce que vous savez voir au-delà du moment et de l’apparence. Vous êtes établi au fond des choses. C’est bien rare.

Pensez-vous à la Revue ? Pensez-y et pour la répandre et pour l’aider. Votre article sur la statue de M. Marochetti était excellent. Que comptez-vous envoyer ?

Je vous ai particulièrement regretté ces jours-ci. Vous auriez bien parlé de M. de Talleyrand. Je vous aurais dit bien des choses. Il valait la peine de faire bien connaître ce caractère politique qui ne se reproduira plus, le grand seigneur courtisan. Les gouvernemens libres tuent cela. Je reviens de ses obsèques. Peu de monde. Pas plus de 3 ou 400 personnes. Le public, très indifférent. Peu de faubourg Saint-Germain, malgré la lettre au Pape.


Du Val-Richer, 22 septembre 1838.

Vos lettres ne sont jamais longues, monsieur. Leur défaut, c’est d’être rares. Plus j’avance dans la vie, plus je tiens aux personnes pour qui j’ai de l’estime et du goût. J’ai assez de sympathie pour les hommes en général, individuellement pour très peu d’hommes. Je vous ai vu plein de bon esprit et capable de très bonne conduite au moment où je voyais le bout du bon esprit et de la bonne conduite de bien d’autres. Je m’en souviens. Donnez-moi souvent de vos nouvelles et dites-moi votre avis.

L’affaire suisse est mauvaise. Même finie avant la session, ce sera pour le cabinet un mauvais débat. Il fallait chasser Louis Bonaparte sans perdre la Suisse. Notre influence y est détruite. Nous en sommes sortis plus complètement que n’en sortira cet étourneau, s’il en sort. Il y a quatre ans, quand l’Autriche voulait obtenir quelque chose de la Suisse, elle s’adressait à nous. Aujourd’hui, nous nous adressons à l’Autriche. Du reste, il n’est point sûr que L. B. s’en aille. Il est en intelligence avec les radicaux suisses et français qui veulent qu’il reste.

La Suisse, le procès Brossard, la nullité de l’administration proprement dite, la décadence du pouvoir dans les grandes et les petites affaires, la légèreté, la servilité, la médiocrité, voilà le thème. Nous verrons quelles variations conviendront le mieux. Je pense comme vous qu’il faut beaucoup attendre.

J’aurais bien des choses à vous dire à propos du catholicisme. Un seul mot. Avant le traité de Westphalie, le catholicisme se refusait absolument à l’existence des États protestans. De là, la guerre continuelle. Par ce traité, il a accepté la nécessité, convaincu qu’il ne pouvait s’y soustraire. Depuis, la paix religieuse a régné. Londres et Berlin ont un ministre à Rome, et Rome est résignée. Il faut qu’il arrive dans le droit public interne ce qui est arrivé dans le droit international, et que le catholicisme chez nous accepte la liberté de conscience des individus comme il a accepté en Europe la liberté de conscience des États. Je sais que la nécessité seule peut l’y amener ; mais vous savez qu’entre la nécessité subie et la nécessité acceptée, il y a un abîme. C’est cet abîme que je voudrais voir franchir une seconde fois au catholicisme. Voilà ma pensée.


P.-S. — On me mande positivement la session pour le 15 décembre et le baptême du Comte de Paris pour le 1er mai.

La reine d’Angleterre montait l’autre jour à cheval avec lord Melbourne. Elle est tombée. Lord Melbourne ne s’en est pas aperçu et avançait toujours. M. Molé n’eût pas été si distrait.


1839


Du Val-Richer, 1er août 1839.

Vous m’avez donné des détails curieux, mon cher monsieur ; tâchez qu’ils demeurent vrais. Pour des conservateurs de notre sorte qui ont fait de l’opposition dix ans et une révolution naguère, c’est là un champ de bataille incomparable. Nous y pouvons rester parfaitement nous-mêmes et rallier à nous, de tous côtés, des gens qui ne sont pas nous. C’est là le problème très difficile que nous avons sans cesse à résoudre et qui, longtemps encore, recommencera toujours pour nous. Je ne m’en plains pas. C’est le problème imposé à quiconque est un peu en avant et veut faire faire un pas au monde ; s’assimiler des élémens divers, rallier des forces contraires. Mais nous avons cette œuvre à accomplir sous certaines données qui la rendent lourde. Sincèrement parlant, croyez-vous qu’à d’autres époques, Lhôpital, Sully, Richelieu, Mazarin, aient eu moins de peine que nous ? Le succès vient tard et se voit de loin. Le jour et le lieu du combat sont toujours couverts de sueur et de poussière.

Je travaille. Washington m’occupe et me plaît. C’est un singulier spectacle qu’un homme devenant grand homme presque malgré lui, sans effort et sans goût, toujours au niveau des grandes choses dès qu’il y touche, jamais d’avance et jamais au-dessus ; poussé en haut par l’occasion, par la nécessité, point par l’élan de son propre esprit et de sa propre volonté, vraiment grand pourtant et né pour gouverner quoiqu’il n’y ait jamais pris plaisir. Il n’aimait que deux choses : l’agriculture et la guerre. Le gouvernement lui déplaisait. Son bon sens était choqué et ennuyé des pauvretés humaines. Il n’avait pas ce qui fait qu’on les brave ou qu’on les dédaigne, l’ardeur de la passion et la grandeur de la pensée. Excellent exemple et plein d’enseignemens salutaires pour quiconque prend part à la fondation d’un gouvernement libre au milieu d’une société démocratique.


1840


Ambassade de Londres.

Londres, 9 mars 1840.

Je suis charmé, mon cher monsieur, que vous soyez où vous êtes[2]. Vous savez que j’ai résolu de rester à mon poste. Je ne vous redis pas mes raisons, je les ai écrites à tous mes amis. Elles ne me laissent aucun doute. « Point de réforme, point de dissolution. » C’est sur cette idée, m’a écrit M. de Rémusat, que s’est formé le ministère. Je puis agir sous ce drapeau. Si le ministère marchait du côté où il penche, je ne le suivrais pas. Je l’ai dit également, je tiendrai mes deux paroles. J’espère que le bon principe prévaudra, et j’y concourrai d’ici de tout mon pouvoir.

Je n’avais pas besoin de sortir de France pour apprendre combien il nous importe d’avoir un gouvernement. Mais cette conviction m’arrive par des routes nouvelles, et encore plus frappante.

Je ne vous écris aujourd’hui qu’un mot en courant.


Londres, 18 avril 1840.

Je ne vous ai pas répondu, mon cher monsieur, et je suis sûr que vous me le pardonnez. J’espère aussi que vous ne croyez pas que je vous oublie, ni que je n’ai pas été touché de votre soin à me bien instruire. Je n’ai rien de particulier à vous dire aujourd’hui. Je veux seulement vous raconter combien je tiens à vous et je compte sur vous. Voilà la crise passée pour le Cabinet. Il ne reste plus que les difficultés de la situation, elles seront longues, le temps est le seul remède. Il me semble aujourd’hui que le temps ne manquera pas.

Si vous avez quelque occasion de faire remarquer quelque part que je suis le premier ambassadeur protestant venu en Angleterre depuis Sully, je n’en serai pas fâché. Cela a été remarqué ici et avec un bon effet.


Londres, 13 mai 1840.

Mon cher monsieur, vous aurez vu, dans quelques revues anglaises, la traduction de mon petit discours au grand dîner de l’Académie royale des Beaux-Arts. Je ne songeais pas à vous l’envoyer, mais, puisque vous verrez la traduction, j’aime mieux que vous ayez le texte. Vous en ferez l’usage que vous jugerez convenable. C’est matière de revues plutôt que de journaux quotidiens. Je m’en rapporte à vous. Vous excellez dans l’art de présenter convenablement les choses, sans charlatanerie et sans froideur.

Le dîner de l’Académie royale à l’ouverture de l’exposition est ici une grande solennité. C’est une des réunions les plus aristocratiques de Londres. Tout le gouvernement, tous les chefs de l’opposition, tout le corps diplomatique, les hommes considérables de tous les partis sont invités là et tiennent à s’y rendre. Ils y sont avec tout le monde savant, lettré et artiste. Sir Samuel Romilly disait qu’il n’avait jamais intrigué en sa vie que pour être invité au dîner de l’Académie royale.

Les trois personnes qui ont porté la parole là ont été : le duc de Wellington au nom de la marine et de l’armée, le marquis de Lansdowne au nom du Cabinet et des noblemen invités, moi au nom du corps diplomatique. L’Académie royale subsiste depuis soixante et onze ans.

Le mois de mai est l’époque de la réunion annuelle de presque toutes les sociétés religieuses, philanthropiques, littéraires de l’Angleterre. Elles m’invitent toutes. Je n’irai qu’à un très petit nombre. La prodigalité détruit les meilleures fortunes. J’ai été avant-hier au meeting de la Société pour les écoles britanniques et étrangères, présidée par sir George Grey. Il a fallu y prendre la parole. C’était de mon métier. Je l’ai fait en anglais avec quelque bonheur et une immense popularité. Il y avait là 3 000 personnes, au moins. J’ai fini par cette phrase :

« The Sun rises in the East, but it spreads its light over the whole world. And nobody asks whence the light comes. Every one enjoys it and thanks. Do your good. Gentlemen ; spread your light ; and the same happiness, the same thank-fulness of the whole world shall be your reward[3]. »

Je n’ai jamais été, en me levant et en me rasseyant, plus vivement et plus cordialement applaudi.

Je vous raconte et je vous confie, mon cher monsieur, les petits incidens de ma vie. Je ne vous parle pas des grandes choses, vous les savez, car celles-là se voient. J’attends non sans inquiétude et, en attendant, je poursuis ma mission spéciale. Je crois qu’elle m’est bonne à moi, et j’espère qu’elle le sera pour le pays. Je désire du temps.


Au Château de Windsor, 19 août 1840.

Mon cher monsieur, j’ai du guignon pour M. Ampère. Les lettres où vous me parlez de lui m’arrivent toujours trop tard pour que mon intervention puisse lui être bonne à quelque chose. J’ai reçu la dernière au moment de monter en voiture pour venir ici. Évidemment, mes exhortations à M. Le Prévost n’auraient pas eu le temps de lui parvenir. J’espère qu’elles n’auront pas été nécessaires et qu’il sera parti pour Paris sur les instances de Mme Lenormant qui a grand crédit sur lui. Je regrette vraiment de n’avoir pu servir M. Ampère. J’ai pour lui beaucoup d’estime personnelle et littéraire et beaucoup de goût. J’espère bien qu’il aura réussi sans moi. Dites-lui de ma part tout ce qui pourra lui plaire. Je ne vous désavouerai de rien…

Je ne vous parle pas d’autre chose, mon cher monsieur, quoique j’eusse bien autre chose à vous dire. Rien ne supplée la conversation. Nous sommes engagés dans un pas difficile. Si nous en sortons bien, nous y grandirons beaucoup. Si nous n’en sortons pas, nous souffrirons beaucoup. J’espère et je travaille. J’ai été fort content de ma course à Eu. Je retrouve ici plus d’inquiétude que je n’y en avais laissé. C’est bon. Inquiétez profondément et ne menacez pas. Ce pays-ci est très peu aventureux et très fier. Il faut alarmer sa prévoyance et ne jamais s’adresser à la crainte.

Adieu, mon cher monsieur, mille amitiés. Je serais charmé qu’on vous fit faire une course à Londres.


MINISTÈRE DU 29 OCTOBRE 1840-1848

Ainsi qu’on l’a dit plus haut, la correspondance, sans cesser complètement pendant le grand ministère de Guizot, n’offre plus qu’un intérêt secondaire. Il n’y a point de lettres à proprement parler. Lavergne étant devenu sous-directeur au ministère des Affaires étrangères communiquait tous les jours et verbalement avec son chef. Ce sont des billets très courts ayant trait le plus souvent à des objets de service, instructions données sur des questions politiques, rapports à faire, matériaux demandés pour des discours à prononcer aux Chambres, en un mot, c’est le détail très simple d’une collaboration quotidienne, dont la publication serait inutile et oiseuse.


EXIL EN ANGLETERRE, 1848-1849

On sait qu’après la Révolution de Février, pour donner satisfaction aux passions populaires, les membres du ministère Guizot avaient été mis en accusation. Cette poursuite, que rien ne motivait, devait aboutir après de longs mois à une ordonnance de non-lieu. Pendant qu’elle était censée s’instruire, Guizot, réfugié en Angleterre, y avait loué aux environs de Londres, à Brompton, un cottage où il séjourna jusqu’en juillet 1849, époque de son retour en France.

C’est de là qu’il écrivait à Lavergne les lettres suivantes :


Brompton, 11 juillet 1848.

Je ne vous ai pas encore écrit, mon cher monsieur, vous me le pardonnez. Vous êtes une des personnes avec qui j’aimerais le mieux à causer, et aussi une de celles avec qui je ne puis souffrir de causer vaguement. Du reste, vous savez, j’en suis sûr, ce que je vous dirais. Vous de près, moi de loin, nous assistons avec les mêmes sentimens au même spectacle et nous en retenons les mêmes impressions. Les derniers scènes de Paris ont fait ici et partout en Europe un grand et bon effet qui était bien nécessaire. On doutait qu’une société qui n’avait rien su défendre, sût se défendre elle-même. Le doute se dissipe, donc un avenir se rouvre... Lequel et à quelle distance ? Vous n’en savez probablement pas plus que moi. Je suis chaque jour plus convaincu que la plus complète immobilité est la seule attitude utile aussi bien que convenable. Il y a des écheveaux qui ne se débrouillent que pourvu qu’on n’y touche pas. L’Europe n’y touchera pas. A vrai dire, il n’y a plus d’Europe et elle aura bien autant de peine à se refaire que la France.

J’ai toujours eu au fond de l’âme, et sans me l’avouer clairement à moi-même, un double sentiment : l’un, que le mal était plus grand que nous ne le disions et ne le croyions ; l’autre, que nos remèdes étaient des palliatifs frivoles, et que les grandes opérations de la Providence pourraient seules ouvrir les yeux au malade et faire accepter les remèdes nécessaires.

Elle n’épargne pas ses coups.

Je me porte bien et je travaille. Je vis tête à tête avec Cromwell, non pas le plus grand, mais le plus singulier et le plus sensé des grands personnages révolutionnaires ; le seul qui ait joué les deux rôles, faire et défaire la révolution, pousser et retenir, commencer et finir. Je m’amuse à le bien comprendre ; je ne connais pas de plus vrai Anglais ; hardi et contenu dans son ambition ; aspirant à tout, excepté à l’impossible ; joueur aussi prudent qu’effréné. Je ne quitte Cromwell que pour lire avec Guillaume (mon Guillaume à moi, non pas celui de l’Angleterre) un peu de Tacite et de Thucydide. Vous voyez que je vis en bonne compagnie. Je n’ai pas perdu, grâce à Dieu, la faculté de m’y plaire. Je comprends le regret et le désir. Je n’ai jamais connu l’ennui. Je puis mettre sous clef les trois quarts de mon âme et vivre passablement avec l’autre quart.

Et vous, que faites-vous ? Peut-on travailler dans l’atmosphère où vous vivez ? Vous serez bien aimable de me dire quelquefois ce que vous devenez et ce que vous pensez. Mme Lenormant sait les occasions pour m’écrire. J’espère que vous êtes content de la santé de Mme de Lavergne. Et madame votre mère ? Mes enfans vont très bien. Je suis content d’eux matériellement et moralement. Dans les premiers jours d’août, je les mènerai en Écosse, à Saint-Andrews, petite ville savante et économique, où l’on prend des bains de mer à très bon marché, à côté d’une belle bibliothèque et au milieu d’une université établie dans l’ancien palais du Parlement d’Écosse près de l’ancien palais de Marie Stuart.

À propos de l’Université, je suis bien aise que vous sachiez un peu exactement ce qui s’est passé entre Oxford et moi. Un M. Taylor a fondé là naguère, et doté richement une chaire, un collège, un bel édifice pour l’enseignement des langues et des littératures continentales, ce sont les chefs de l’Université qui doivent élire. Les principaux m’ont fait offrir de me nommer ; comme de raison, j’ai refusé, et par un motif parfaitement convenable et pour eux et pour moi. J’ai dit que je ne pouvais, ni ne voulais rien faire qui eût seulement l’air de m’établir hors de mon pays.

Le fait a transpiré, le fait de l’offre avant le fait du refus ; il y avait des prétendans anglais ; ils ont pris de l’humeur ; quelques journaux ont réclamé, au nom de l’honneur national, contre cet appel à l’étranger. Je n’y ai fait nulle attention. Je suis allé à Oxford (où je n’étais jamais allé) à l’occasion d’une grande solennité universitaire qui réunit tous les trois ans tous les docteurs, maîtres ès arts, étudians et un grand public ; discours, collation de grades, prix, concert, 3 000 personnes dans une très belle hall. Là, dès que j’ai été aperçu, j’ai été reçu avec des hourras et des cheers prolongés, répétés, recommencés quatre ou cinq fois dans le cours de la séance, et plus enthusiastic (c’est le mot consacré, passez-le-moi) que n’en a obtenu le nom de la Reine elle-même. Voilà toute l’histoire qui m’a fait plaisir. Dites-la telle qu’elle est à Paris, où on mentira certainement, si on en parle. La jeunesse anglaise est plus ardemment conservative que ses pères. On m’assure que le même esprit règne dans l’Université de Cambridge, quoique whig par tradition. J’irai y voir en revenant d’Ecosse.

Ne croyez pourtant à rien de ce qu’on vous dira sur aucune chance prochaine de changement ici dans le Cabinet. Les whigs garderont le pouvoir parce que les torys sont toujours trop divisés, entre eux, pour l’exercer, et parce que presque tous les torys eux-mêmes veulent que les whigs le gardent, disant que le pouvoir rend les whigs modérés, tandis que, s’ils étaient dans l’opposition, ils se feraient radicaux, chartistes même, et amèneraient peut-être une nouvelle réforme, pour ne pas dire pis. Le bon sens domine ici l’ambition. J’ajoute, pour tout dire, que dans l’état actuel du monde, et ici comme ailleurs, l’ambition même est très timide, ce qui aide beaucoup au bon sens.


Brompton, 11 octobre 1848.

Votre lettre du 1er me plaît beaucoup, mon cher monsieur ; je suis charmé qu’en traversant la France et en rentrant dans Paris, vous ayez reçu l’impression dont vous me parlez. Le même fait me revient de toutes parts. Mais votre jugement est de ceux qui m’inspirent le plus de confiance. Évidemment nous marchons. Je ne suis point pressé ; je me suis trompé en ceci que j’ai trop cru à l’efficacité d-e la bonne politique, et trop tôt espéré la guérison du mal ; mais je ne me suis jamais trompé sur l’étendue du mal ; je l’ai toujours cru immense ; nous le démontrions en paroles ; il fallait qu’il fût senti en fait : Dieu seul a ce pouvoir là. Plus d’une fois, j’ai craint que l’intervention de ses coups ne fût indispensable. A-t-il déjà frappé assez fort ? Y voit-on déjà assez clair ? La réaction serait-elle suffisante ? Vous en pouvez juger mieux que moi. Nous avons l’esprit bien insolent et bien léger ; il faut absolument que nous apprenions à supporter l’amertume des remèdes et à payer le prix du salut. Je moralise. C’est que l’expérience m’a de plus en plus appris qu’en définitive le succès dépend de l’état moral des hommes, de leur degré de bon sens et de vertu.

Je crois comme vous qu’un récit vrai et complet de ce qui s’est passé aux Tuileries, les 23 et 24 février, serait très utile pour remettre à flot la monarchie, spécialement celle de Février ; mais pensez-y bien ; croyez-vous que ce récit soit possible et qu’il n’eût pas au moins autant d’inconvéniens que d’avantages ? Pensez aux aveux qu’il faudrait faire et aux accusations qu’il faudrait porter. Le récit ne serait efficace qu’autant qu’il serait vrai, vraiment vrai. Pensez aux trois complots qui ont coexisté et concouru dans ces jours-là ; le complot pour le renversement du Cabinet ; le complot pour l’abdication du Roi et l’établissement de la Régence, le complot pour la République.

Pensez au pêle-mêle prémédité ou accepté de ces trois complots, mettez-y les noms propres, tous les noms propres, grands et petits, de Cour et de Chambre. Placez le Roi au milieu de tout cela, au milieu des troubles éperdus de l’intérieur et des troubles furibonds de la Cour des Tuileries ; tantôt dans son fauteuil, assailli d’instances, de rumeurs, de prédictions, de suggestions ; tantôt sur son cheval entrant dans les rangs des gardes nationaux, essayant de leur parler, assourdi par leurs cris, pressé par leurs baïonnettes croisées et poussées sur la poitrine et sur les flancs de son cheval. « La réforme, la réforme ! — Vous l’aurez, vous l’avez. — La réforme, la réforme ! » comme s’il n’avait rien dit, toujours aussi aveugles et aussi furibonds. C’est là le tableau bien effacé. Croyez-vous qu’à le montrer, vous ne susciterez pas plus de colères, de rancunes, de complications, d’embarras que vous ne dissiperez de préventions et d’erreurs ? Et si vous ne le montrez pas tel qu’il a été, à quoi servira-t-il ?

Je voudrais bien causer deux heures de tout cela avec vous ; nous mesurerions ensemble ce qui se peut et ce qui ne se peut pas, ce qui nuirait et ce qui servirait. Je ne sais si c’est tout à fait impossible, mais soyez sûr que la difficulté est énorme. Et le danger aussi. Qui peut prévoir d’où viendraient et jusqu’où iraient les dénégations et les récriminations, de tous les spectacles le plus fâcheux et le plus affaiblissant dans un grand revers ?

Je ne sais si nous saurions déjà, si nous saurons jamais comprendre et mettre à profit un exemple bien frappant et bien applicable. Je suis ici dans un pays qui, après avoir fait sa Révolution en 1688, a eu, coup sur coup, deux rois qui ne savaient pas un mot de sa langue, dont les mœurs et les façons lui étaient antipathiques, qui ne consentaient qu’avec humeur à se montrer dans leur royaume et ne cherchaient que les occasions d’en sortir ; deux rois à qui l’Angleterre déplaisait et qui lui déplaisaient. L’Angleterre a compris que ce n’était pas de plaisir ou de déplaisir qu’il s’agissait pour elle, qu’elle n’avait pas appelé George Ier et George II à cause de leurs mérites ou de leurs agrémens personnels ; qu’elle avait besoin d’eux et que, n’en ayant pas de rechange, elle devait, dans tout ce qui n’était pas vital, leur passer leurs fantaisies et ne point se passer envers eux les siennes propres.

Elle a ainsi fait, et, en gardant ses rois tels quels, elle a gardé sa prospérité, sa liberté, sa dignité et son repos. C’est pour n’avoir pas su en faire autant que la France a roulé dans l’abîme ; et sortît-elle bientôt de l’abîme, elle y retomberait à la première occasion, si elle n’apprend pas à subordonner ses goûts à ses intérêts et à supporter les défauts, les inconvéniens, à payer le prix des institutions et des personnes dont elle ne peut pas se passer. C’est là ce qu’il faut lui répéter sur tous les tons et lui inculquer par tous les pores. Si elle pouvait comprendre que c’est elle qui a eu tort, quelles qu’aient été ailleurs les faiblesses et les fautes, ce serait là le vrai progrès, le progrès décisif. Je suis tenté de croire qu’il n’est pas impossible de le lui faire comprendre. Qu’en pensez-vous ?

Voici un autre point sur lequel je tiens à avoir votre avis. Qu’y a-t-il de sérieux dans le travail de rapprochement et de fusion entre les deux élémens du parti de l’ordre en France, les légitimistes et les bourgeois conservateurs, travail à la suite duquel viendrait la réconciliation des deux branches de la maison royale ? Est-ce là une idée dont causent entre eux des gens d’esprit, ou un événement en cours de préparation ? Le public se préoccupe-t-il de ce travail, et qu’en dit-il ? où en sont, spécialement dans le Midi, les rapports des légitimistes et des conservateurs ? On me dit, on m’envoie, on me montre à ce sujet beaucoup de choses diverses et confuses. Je désire connaître votre opinion.


1849


Brompton, 22 avril 1849.

Non certainement, mon cher monsieur, je n’ai rien trouvé à redire dans vos articles sur ma démocratie. Ils m’ont au contraire pleinement satisfait. Vous me connaissez assez, j’espère, pour savoir que des nuances diverses dans les idées me touchent peu, quand la sympathie des esprits existe au fond. Elle a toujours existé entre vous et moi. Je compte de plus et tout à fait sur votre attachement. Ne supposez donc pas ce qui ne m’est pas venu un instant à la pensée. Votre lettre m’a fait relire vos articles, ils sont excellens, et je vous demande d’avance d’en faire de pareils quand il m arrivera de nouveau d’écrire.

Vous aurez lu mon petit manifeste[4], j’espère que vous l’aurez approuvé. Il a produit l’effet que je désirais.

Je doute qu’il serve mon élection, mais il établit nettement ma situation, à quoi je tiens beaucoup plus.

Si je dois être élu, je ne dois et ne veux l’être qu’en me montrant tel que je suis. Et si je ne dois pas être élu, il m’importe d’avoir, avant l’élection, dit hautement ce que je pense, car je ne veux pas, quand je le dirai après, qu’on puisse dire que je le dis parce que je n’ai pas été élu. Je crois peu à mon élection. J’ai refusé d’aller soutenir mes amis par ma présence, et je les trouble un peu par mon langage. Je n’en demeure pas moins convaincu que je fais bien d’agir comme j’agis. Je ne puis rentrer dans la lutte qu’à la condition d’y être rappelé et bien soutenu. Si le public, avec lequel et sur lequel je dois agir, n’est pas dans cette disposition, c’est que le moment n’est pas encore venu pour moi. Je l’attendrai. En tout cas, élu ou non élu, je rentrerai en France quand les élections seront faites, c’est-à-dire vers la fin de mai. Et, si je ne suis pas élu, j’irai m’établir au Val-Richer où je passerai l’été, poursuivant mon Histoire de la République d’Angleterre et suivant pas à pas les sottises de la nôtre. Je regretterai bien que vous ayez quitté Paris. Si vous y étiez, vous viendriez me voir en Normandie. Vous me parlez de quelques courtes apparitions à Paris pour vos affaires ; donnez-moi deux jours au Val-Richer dans une de ces apparitions.

En attendant, dites-moi un peu au vrai l’état des esprits, autour de vous ; je suis très curieux des départemens. Je n’en sais rien que de vague et de banal. Vous êtes sur un point où les esprits sont, si je ne me trompe, bien inertes. Je m’attends à une assemblée qui nous tirera d’inquiétude sans nous donner ni satisfaction, ni espérance. Nous avons pris comme devise : Vivre, c’est ne pas mourir.

Les événemens au dedans et au dehors ne nous permettront pas toujours de nous contenter de si peu. Je ne prévois rien de ce qui peut arriver au dedans ; mais je vois au dehors des chances d’avenir qui commanderont absolument à la France une politique et un gouvernement. C’est surtout en Allemagne que sont les chances, car c’est là qu’on veut sérieusement défaire et refaire des empires et des peuples : questions nécessairement européennes ; mais j’entre dans un chemin qui me mènerait trop loin. J’aurais grand plaisir à m’y promener avec vous en causant.


RETOUR EN FRANCE

À son retour en France, Guizot alla s’installer à sa terre du Val-Richer où il se proposait de passer désormais la plus grande partie de l’année. Lavergne de son côté, devenu agriculteur, cultivait son domaine de Peyrusse, situé dans la Creuse. La plupart des lettres échangées entre les deux correspondans sont datées de ces résidences de campagne. Guizot se plaint parfois de leur éloignement qui ne permettait pas aux deux amis de se rejoindre et de goûter les charmes de la conversation qui avait pour eux tant d’attraits.


1850


Val-Richer, 12 juin 1850.

Votre lettre est venue me trouver au Val-Richer, mon cher monsieur. Mon nid est un peu plus près du soleil et des passans que le vôtre ; mais j’y vis à peu près comme vous à Peyrusse, plus avec les champs qu’avec les hommes, et prenant beaucoup plus de plaisir à regarder ce qui pousse en silence qu’à écouter le bruit qui m’arrive. Je vais pourtant sortir pour quelques jours de mon nid. Les nouvelles qui me viennent de Saint-Léonard sont tristes et me donnent lieu de penser que je n’ai pas de temps à perdre, si je veux, comme je le veux, porter au Roi les dernières marques de mon respect, lui dire encore une fois ce que je pense dans l’intérêt de sa maison comme de notre pays, et recueillir ses derniers avis. L’esprit du Roi est encore parfaitement ferme et lucide ; mais le corps dépérit de façon à faire craindre qu’il ne se relève plus et qu’il ne s’affaisse peut-être tout à coup.

Je pars donc samedi, 15, pour Paris où je passerai trente-six heures, et lundi, 17, pour l’Angleterre où je ne serai que quelques jours ; plusieurs de nos amis communs, le duc de Broglie, le duc de Montebello, Du Châtel, l’amiral Mackau, etc., se disposent à faire comme moi. M. Thiers est parti hier. Je désire beaucoup trouver le Roi un peu mieux, et je n’en désespère pas. Je voudrais qu’il lût l’article que vous m’annoncez et ce que vous y dites de lui. Il y serait extrêmement sensible. Il quittera ce monde amèrement convaincu de la sottise, de l’injustice et de l’ingratitude des hommes. Il en a quelque droit. Il a certainement donné à la France dix-huit années du gouvernement le plus sensé, le plus juste, le plus libre et le plus bienveillant qu’elle ait jamais connu et qu’elle soit peut-être jamais destinée à connaître. Il est dur, après cela, de passer par Saint-Léonard pour revenir à Dreux. Il disait ces jours derniers à l’un de mes amis : « Je ne rentrerai en France que par les pieds pour aller à Dreux, et encore Dieu sait si on m’y laissera rentrer ainsi. »

Je suis bien impatient pour moi-même de lire votre article ; vous avez toute raison d’y dire toute votre pensée ; la pleine indépendance de l’esprit reste notre seul plaisir.

Je trouve le pays que j’habite comme je l’avais laissé ; peu de progrès du mal, pas plus de progrès du bien. On vit tranquillement dans une insécurité universelle. On parle des révolutions comme d’un mal toujours imminent et dont on ne peut ni guérir, ni mourir. On se résigne à souffrir peu et à ne compter sur rien, presque satisfait de n’avoir point d’ambition plus haute, ni de crainte plus grave. C’est profondément triste à regarder.

Adieu, mon cher monsieur, je n’ai avec moi en ce moment que le plus jeune de mes jeunes ménages ; j’attends l’autre sous peu de jours. Très heureux l’un et l’autre, comme il convient ; j’en jouis beaucoup. C’est pour moi de la sécurité et de la liberté. Vous ferez connaissance avec mes deux gendres ; ils le méritent. Je leur sais un défaut : ils ne sont pas de leur temps, ç’a été une de mes raisons pour les choisir.


Val-Richer, 8 juillet 1850.

J’attends très impatiemment votre article, mon cher monsieur. Je compte sur le prochain numéro. Je m’en promets un vif plaisir pour moi et pour le fond des choses, car vous êtes de ceux qui voient le fond, et nous sommes, au fond, du même avis, même quand nous différens sur la République ou la Monarchie.

Je suis sûr qu’on vous lira à Saint-Léonard avec grande satisfaction, et je comprends que vous ayez un peu retarde votre voyage, mais faites-le pour vous-même comme pour le plaisir du Roi. J’ai, de sa santé, d’assez bonnes nouvelles ; il me paraît qu’on commence à croire à un long temps et peut-être même à une vraie guérison. Nous n’avons rien à nous dire de l’état actuel des affaires ; j’en pense ce que vous en pensez et je me félicite, comme vous m’en félicitez, de n’y pas toucher du doigt.

Certainement, si j’avais été dans l’Assemblée, j’aurais tenté de faire du parti conservateur autre chose que ce qu’on en fait. Je n’y aurais pas réussi et je serais retombé dans l’isolement avec un faux air d’activité. L’isolement vrai vaut infiniment mieux... Je travaille ; je viens d’écrire une longue lettre à quelques-uns de mes amis de l’Institut pour décliner l’honneur qu’ils voulaient me faire de me nommer membre du Conseil supérieur de l’Instruction publique. Cela ne me convient pas, mais j’ai dû en donner d’autres raisons que ma convenance personnelle. J’ai donc dit un peu ce que je pense de la nouvelle loi sur l’enseignement et de la lutte entre le clergé et l’Université. Il se peut qu’à force de circuler dans l’Institut, cette lettre finisse par devenir publique et que vous la lisiez quelque part.

La mort de sir Robert Peel m’a fait une vraie peine ; non qu’il fût, pour moi, un ami comme lord Aberdeen, mais nous avons fait en commun pendant cinq ans de la politique sensée et honnête. C’est un lien réel, et qui devient plus fort de jour en jour.

Et puis, je regrette les grandes figures ; il a fait de grandes choses, d’un mérite politique douteux, mais qui, après tout, ont amélioré la condition de plusieurs millions d’hommes dans son pays. L’effet de cette mort sur l’état des partis en Angleterre est encore pour moi assez obscur. L’opposition en sera plus unie. Mais quand elle deviendra gouvernement, elle en sera plus faible. Sir Robert Peel eût été pour elle, non pas un chef actif, mais un patron puissant et accrédité dans le pays libéral. Je crois lord Palmerston très blessé, mais non pas mort.


Val-Richer, dimanche 21 juillet 1850.

Je n’ai reçu qu’hier, mon cher monsieur, le numéro de la Revue du 15. Je viens de vous lire avec une satisfaction devenue pour moi bien rare. Tout m’en plaît, le fond et la forme, même là où je ne suis pas de votre avis. C’est un esprit fin au service d’un grand sens. Vous me donnez un besoin que je ne ressens plus guère, le besoin de discuter avec vous. Il est clair que vous ou moi avons raison. Tout autre a tort. Et je me consolerais bien que vous eussiez raison, car il faudra à la démocratie pour faire vivre la République, même telle quelle, au moins autant, et, selon moi ; plus de sagesse et de vertu qu’il n’en faudrait pour ressusciter la monarchie. Du reste, c’est là un des secrets que Dieu seul sait. Lui plaira-t-il de nous le révéler pendant que nous sommes encore là pour y voir ? Vous dites de moi, dans le dernier paragraphe de votre article, ce qu’il m’est le plus agréable qu’on en dise. Si l’entreprise que j’ai faite est impossible, je reste heureux et fier de l’avoir faite, même après y avoir échoué. Si elle n’est pas impossible, je n’aurai échoué que pour avoir espéré trop tôt. J’accepte pour mon nom l’un et l’autre avenir, et je vous remercie de l’avoir devancé. Votre article fera au Roi un plaisir infini ; je lui en écris aujourd’hui même. Plaisir et peine, car, en lui rendant justice, vous lui retirez l’espérance. Je penche à croire qu’il n’est ni de votre avis, ni du mien, et qu’il nous trouverait l’un et l’autre trop optimistes. Ni république, ni monarchie, un gâchis anarchique, assez contenu et assez faible pour que, du dehors, pendant longtemps on se contente d’y regarder, sans y toucher. Rien de nouveau ne me vient de Paris. On est excédé. On ne pense qu’à s’en aller ; l’Assemblée nommera demain sa commission permanente. Si la liste que donnent les journaux passait, ce serait bien vraiment un Comité de surveillance pour le Président. Certainement, depuis quelques mois, l’Assemblée a beaucoup perdu. Le Président ne gagne pas tout ce qu’elle perd. Et peu importe ; ils peuvent perdre impunément l’un et l’autre ; ils sont, l’un et l’autre, notre seul rempart contre l’anarchie brutale ; et nous n’en avons point de rechange.

Adieu, mon cher monsieur ; je vous écris à Peyrusse, ne sachant où vous prendre ailleurs. J’espère que ma dernière lettre adressée à Paris vous aura rejoint dans vos courses. Pour moi, je reste ici ou à Trouville. Je travaille, je me promène ; je pense à sir Robert Peel que je regrette beaucoup. La France et l’Angleterre ne referont pas de longtemps, ensemble, la politique que nous avons faite en commun, lui et moi, pendant cinq ans.


Val-Richer, 18 septembre 1850.

Mon cher monsieur, je suis revenu il y a peu de jours de Claremont, et j’ai trouvé ici votre lettre du 1er. La Reine et toute la famille royale sont en état très bon et sain, d’esprit et de corps ; parfaitement décidées à rester unis et même réunis ; c’est Mme la Duchesse d’Orléans qui dit que la réunion est le symbole de l’union. Elle a loué tout près de Claremont une maison jusqu’au printemps prochain. La Reine m’a touché et frappé plus que jamais par ce mélange de passion vive et d’empire sur elle-même qui est devenu sa nature. Elle parle du Roi simplement, pieusement, comme si elle l’avait vu il y a cinq minutes et devait le revoir dans cinq minutes. Les trois princes sont étroitement groupés autour de leur mère, et du même avis, avec elle et entre eux, sur toutes choses. Ils s’en sont séparément expliqués avec moi, de manière à ne permettre aucun doute. La Reine a reçu, au moment où j’arrivais, un message très convenable de M. le Comte de Chambord qui, après le service funèbre qu’il avait fait célébrer à Wiesbaden, lui a fait porter directement l’hommage de sa sympathie et de son respect. La Reine, de concert avec toute la famille royale et en son nom, s’est montrée sensible à ce bon procédé, et y a répondu par un message conçu en termes également bien appropriés à la situation. Ce sont les bons rapports de parenté renoués entre les deux branches ; rien de moins, rien de plus. Le corps du Roi reste déposé dans la chapelle catholique de Weybridge, près de Claremont, jusqu’à ce que les princes ses fils aient le droit de le ramener eux-mêmes en France et de le déposer dans l’église de Dreux, selon son désir. Ils ne demanderont, à ce sujet, ni permission, ni faveur, et ils ont raison.


1852


Paris, 9 juin 1852.

Je pars dans trois jours pour le Val-Richer, mon cher monsieur. C’est grand dommage que Peyrusse en soit si loin. Si vos bois touchaient les miens, nous y ferions ensemble de longues promenades et de bonnes conversations. Ma fille Pauline est accouchée, le plus heureusement du monde, d’un gros garçon, et elle se remet aussi rapidement qu’elle est accouchée. Dieu me traite dans la vie domestique avec une grande bonté. J’emmène Guillaume avec moi ; ma fille aînée, qui est revenue de Rome en très bon état, ainsi que son mari, viendra me rejoindre dans quinze jours, et la cadette huit jours après. Une fois établi là avec mes deux ménages, j’y resterai jusqu’au mois de novembre au moins, tranquille et libre dans mon travail et mon loisir, ce dont personne, vous compris, ne jouit plus vivement que moi.

Ces jours-ci vont paraître deux volumes bien vraiment littéraires, Corneille et son temps, Shakspeare et son temps. Je me figure qu’ils vous amuseront. Comment dois-je m’y prendre pour vous les faire parvenir un peu vite ? Et quand vous les aurez lus, voulez-vous essayer de dire dans la Revue des Deux Mondes ce que vous en penserez ? J’en serais charmé.

Je n’ai rien à vous dire d’ici. Vous voyez, le Président a reconnu sensément qu’au dedans, il n’y avait pas une vive impulsion vers l’Empire et qu’au dehors, sa situation en serait plus embarrassée que grandie. Il ajourne donc. Il y a en lui un singulier mélange de ténacité et de patience, de hardiesse et de prudence. Il a des idées fixes et les poursuit imperturbablement, mais sans fougue, et en appréciant chaque jour les difficultés.

Il sait marcher à son but personnel ; apprendra-t-il à remplir sa mission publique, c’est-à-dire à gouverner ? Jusqu’ici, à mon avis, il ne se rend pas bien compte de sa situation comme gouvernement ; il admet trop peu d’opposition ou trop. Je doute qu’il réussisse à se maintenir dans le point où il s’est placé. Ce n’est certainement pas le juste milieu. A prendre les choses dans leur ensemble, elles sont à peu près telles que vous les avez laissées. L’eau coule, et il n’est au pouvoir de personne d’en détourner, ou d’en accélérer, ou d’en suspendre le cours.


1853


Val-Richer, 14 novembre 1853.

Quoique j’espère vous retrouver bientôt à Paris où je retourne cette semaine, je ne veux pas, mon cher monsieur, quitter mes champs sans vous donner signe de vie ; je suis en arrière avec vous ; j’ai un peu plus couru cet été que de coutume, dans mes environs seulement, pour chercher, pour l’aîné de mes deux ménages, une petite terre que je n’ai pas encore trouvée, mais que je me promets bien de trouver. Deux courses à Paris ; quinze jours chez le duc de Broglie ; cela fait bien du temps. J’ai pourtant beaucoup travaillé ; on imprime le second volume de mon Histoire de la République d’Angleterre et de Cromwell ; je publierai tout l’ouvrage au mois de janvier ; je serai fâché qu’il soit fini ; je ne suis pas de ceux qui désespèrent du présent, mais il ne me plaît pas assez pour que je consente à y vivre moralement ; on me dit de tous côtés que les affaires se brouillent, que la guerre va éclater au dehors en même temps que la disette au dedans : c’est possible, quoique je n’y croie pas beaucoup. Si la guerre éclate, il aura fallu, de la part des hommes, des chefs-d’œuvre de maladresse et de faiblesse pour l’amener, car personne n’en veut. Mais pour l’éviter, il aurait fallu un peu de prévoyance et de résolution, et personne n’en a guère. Quant au dedans, je le crois au fond en mauvais état ; le mal qui a éclaté en 1848 fait son chemin sous terre ; la force qui le comprime ne suffit pas à le guérir ; nous n’avons pas fait, nous, assez d’usage de la force et on ne sait plus faire usage que de cela. Je n’ai rien vu de plus curieux sous ce rapport que la philosophie de M. Troplong dans le Moniteur sur le principe d’autorité : il a pris, du commencement à la fin, la force pour l’autorité.

Voici ma disposition au vrai ; toujours optimiste en général ; pessimiste aujourd’hui. J’ai lu votre dernier article avec le même intérêt que les premiers ; j’en attends d’autres ; ils sont et seront tous excellens ; c’est un travail qui vous fait grand honneur ; je suis curieux de ce que vous direz de la Belgique ; phénomène bien rare : à part sa prospérité matérielle, le seul pays catholique jusqu’ici qui ait su accepter et pratiquer les principes de la société moderne, sans cesser d’être chrétien et catholique.


1854


Val-Richer, 29 juillet 1854.

Je regrette de ne pas vous avoir vu à Paris, mon cher monsieur ; nous aurions causé : notre seul plaisir après les plaisirs de la vie de campagne et de famille dont je jouis beaucoup ; je m’étonne toujours qu’on puisse tant conserver après avoir tant perdu.

Je ne sais rien de nouveau sur ce qui vous intéresse, sinon que votre livre réussit très bien. Nous verrons au mois de décembre. Je désire vivement que vous entriez dans cette Académie ; elle est en voie de grande amélioration, et je suis convaincu que, précisément dans l’état actuel de nos affaires, elle peut être très utile. Ce gouvernement-ci ne se réconciliera point avec la liberté politique et ne la supporterait pas. Mais il peut supporter la liberté scientifique, et ne peut guère se brouiller avec elle. C’est donc vers les idées qu’il faut se tourner, et les faire justes sur toutes choses, pour qu’elles puissent, un jour, faire quelque chose de bon. En attendant, les faits s’arrangeront comme ils pourront. Vous avez raison de travailler sans relâche à votre cours d’Économie rurale et de ne pas vous hâter pour la publication. Il y a deux grandes choses à faire pour l’économie politique : il faut la remettre dans les voies de la bonne politique et dans celles de la bonne morale. Vous avez déjà commencé à prendre votre part dans ce travail.

Pour moi, je passe ma vie avec les héritiers de Cromwell ; court héritage. Il n’y a plus de grand homme, mais le spectacle de ce que devient un gouvernement où un grand homme était tout, est très curieux.


A partir de cette époque, une légère modification se produit dans la correspondance, dont le ton demeure d’ailleurs le même.

Guizot n’appelle plus Lavergne que « mon cher confrère. « Ce dernier avait été en effet élu, le 30 juin 1855, membre de l’Académie des sciences morales et politiques, dont Guizot faisait lui-même partie.


1855


Val-Richer, 30 octobre 1855.

Je voudrais pouvoir, mon cher confrère, vous envoyer quelque soulagement à votre tristesse, mais je n’en sais point d’efficace[5].

Le temps et l’étude émoussent peu à peu ce que la douleur a d’aigu. Vous saurez user de ces palliatifs. J’espère que la santé de Mme de Lavergne n’a pas souffert de cette cruelle épreuve ; dites-lui, je vous prie, que personne ne comprend mieux que moi son chagrin et n’y compatit davantage. J’ai perdu, il y a dix-huit ans, un fils de vingt et un ans excellent et charmant. Son image est toujours là devant mes yeux, et je le cherche encore comme si je devais le retrouver.

Je suis encore ici pour quinze jours. J’achève mon Histoire du Protectorat de Richard Cromwell et du rétablissement des Stuarts ; il ne m’en restera plus à écrire à Paris que les vingt ou trente dernières pages. Je souhaite que le public s’y amuse autant que je m’y suis amusé. C’est de la grande comédie sans grands hommes ; je resterais volontiers ici bien plus longtemps et j’y reprendrais d’autres travaux, mais je suis obligé d’être à Paris vers la mi-novembre.

Ce que je retrouverai avec un vrai plaisir à Paris, c’est l’Institut.

Il y a là le mouvement et le repos d’esprit, et j’en jouis beaucoup. Je serai charmé d’en jouir avec vous ; je ne vous envoie point de nouvelles. Voici les dernières lignes que j’ai reçues hier de Paris : « Le vent est à la guerre, à une guerre terrible. Rien ne saurait résister à ce que veulent deux grandes puissances comme la France et l’Angleterre, quand elles veulent bien. On prendra Cronstadt, on inventera, on parviendra. On ne voudra plus souffrir de neutres. Le printemps sera terrible. » Je répète toujours ma question : Et après ? Il n’y a de sensé que la paix ou la conquête.


1856


Val-Richer, 3 août 1856.

J’ai à vous remercier d’abord des volumes que vous avez bien voulu m’envoyer et où j’ai trouvé deux ou trois petits renseignemens qui me manquaient ; puis, et surtout, de votre excellent article : l’Agriculture et la Paix, vraiment excellent.

Vous n’êtes pas de ceux qu’on accuse à bon droit d’oublier, tantôt la politique, tantôt la morale en faisant de l’économie politique. Vous pensez à tout sans sortir de votre sujet : et vous savez vous faire lire aussi bien que faire penser ceux qui vous lisent.

Je n’en ai pas encore fini avec sir Robert Peel. Ce portrait d’un homme est devenu un fragment d’un tableau d’histoire contemporaine. Je ne le regrette pas. J’ai pris plaisir à l’écrire et il paraît que le public en prend à le lire. Buloz me remercie avec effusion. J’en finirai le 1er septembre prochain. Et je finirai en disant ce qui manque, selon moi, aux plus sages et aux plus honnêtes serviteurs de la meilleure démocratie. Ne craignez pas que je sois trop aristocrate. Je tiens Peel pour très supérieur à tous les aristocrates qui l’entouraient. C’est vraiment un excellent ministre de la société moderne. Mais la société moderne a grand besoin d’apprendre à se garder elle-même si elle veut durer.


1858


Val-Richer, 17 octobre 1858.

Il y avait longtemps en effet, mon cher confrère, que je n’avais eu de vos nouvelles. Vous m’en donnez de bonnes, et j’en suis charmé.

Je n’ai, comme de raison, point de nouvelles à vous envoyer d’ici. On m’écrit de Berlin d’assez curieux détails (curieux pour le moraliste) sur les scènes d’intérieur dans lesquelles le roi de Prusse s’est enfin décidé à remettre à son frère, sous le nom de Régence, les pleins pouvoirs de la royauté. Il en coûtait beaucoup à ce pauvre roi malade et à moitié idiot, — car il oublie quelquefois jusqu’à son nom, — de se reconnaître incapable de régner. Je le regrette un peu ; j’ai toujours eu du goût pour lui. Il avait de l’esprit et de l’honnêteté.

Libéral en pratique, quoique absolutiste en principe, il n’a manqué de parole ni à ses alliés, ni à son peuple. Il s’est défendu et de la guerre de Crimée et de la réaction contre les concessions libérales de 1848. Il faut passer beaucoup aux rois, gens d’esprit et honnêtes gens. Je conviens que c’est notre coutume de faire précisément le contraire.


1859


Val-Richer, 12 septembre 1859.

Je m’étonnais de n’avoir point de nouvelles de vous, mon cher confrère ; votre lettre du 29 août a donc été très bienvenue ; elle m’a trouvé entouré d’anciens amis au milieu desquels vous auriez été encore mieux venu vous-même.

Je suis charmé que mon discours académique vous ait plu[6].

Il a plu au public, sauf le prince Napoléon. Je l’avais à ma droite, essayant de ricaner à voix basse, quand j’ai parlé de l’armée. Son voisin, M. Élie de Beaumont, qui l’avait amené sur les bancs de l’Institut, l’a prié de le laisser écouter. Devant moi, au contraire, le maréchal Randon applaudissait avec une émotion visible, et au-dessus, dans une petite tribune, la princesse Clotilde écoutait ou plutôt regardait avec une curiosité naïve et gracieuse. Singulier public qui a le sommeil si profond et le réveil si vif ! A la vérité, il y a bien des publics, et j’avais là le meilleur. Nous sommes assez souvent du même avis sur les événemens présens. Nous l’avons été aussi cette fois sur l’avenir. Vous me dites que, pendant la guerre d’Italie, vous avez prophétisé la paix. En apprenant la bataille de Magenta, j’ai écrit à une personne de mes amis : « Encore une victoire pareille et je serai bien surpris si l’empereur N... ne se presse pas de faire sa retraite sur ce char de triomphe.» Le char de triomphe s’est un peu embourbé depuis, et ni vous, ni moi, ne prévoyons comment il sortira du bourbier. Il est difficile de jouer jusqu’au bout les deux cartes contraires. Je ne pense pas cependant que l’Empereur, même après le Moniteur de ces jours-ci, ait encore fait son choix définitif. Les Florentins et les Piémontais s’obstinent à se montrer contens, aussi bien que l’ambassadeur d’Autriche. Nous verrons qui rira, ou plutôt qui pleurera le dernier.


1860


Val-Richer, 19 juillet 1860.

Je vous suppose à Peyrusse, mon cher confrère, et c’est là que je vous écris. On ne passe guère à Vichy plus d’un mois, ce me semble. Vous en êtes-vous bien trouvé ? Si vous y avez eu aussi peu de soleil que nous en Normandie, le séjour n’aura pas été très gai. Heureusement pour moi, ma gaîté, si ma disposition peut s’appeler de la gaîté, ne dépend pas du tout du temps qu’il fait. Je jouis vivement du beau temps quand il est là, et je n’y pense guère quand il n’y est pas. Même dans mon loisir d’aujourd’hui, j’ai trop de choses à penser et à faire pour donner dans ma vie beaucoup de place au désir de ce qui me plairait ou au regret de ce qui me manque.

La conférence de Bade a été un coup manqué. La Prusse ne s’est pas laissé tenter à l’exemple du Piémont. Le prince régent s’est montré bien Allemand et les petits souverains allemands, les étudians allemands, le peuple allemand se sont plu à l’entourer et à le grandir. Lui seul a quitté Bade content. Lord Palmerston racontait chez lui, il y a quinze jours, cet apologue :

« J’avais un ami qui faisait la cour à une belle personne ; il s’en croyait bien accueilli et il avait quelque droit de le croire, car, après bien des sollicitations, il avait obtenu d’elle un rendez-vous en maison tierce. Il s’y est rendu avec empressement ; on l’a introduit ; il s’est trouvé en présence d’une réunion de parens qui l’ont reçu avec courtoisie, mais comme un étranger ; il s’est aperçu qu’il gênait autant qu’il était gêné ; il s’est retiré, on l’a reconduit poliment. Il parle peu de sa rencontre. »

Vous voyez où en est Garibaldi, aussi embarrassé des Siciliens qu’embarrassant pour M. de Cavour. Ils ne se brouilleront pourtant pas. Le chaos italien suivra son cours.

Si le roi de Naples était homme d’esprit et de courage, la partie ne serait pas mauvaise. Mais à Paris, la guerre est entre M. Baroche et M. de Morny ; l’un veut que le Corps législatif obéisse toujours ; l’autre qu’on le laisse un peu tranquille.


1861


Val-Richer, 4 juillet 1861.

Mon cher confrère, si la goutte vous avait rendu comme au duc de Broglie le service de vous débarrasser d’un asthme très pénible et très fréquent, je vous plaindrais un peu moins ; mais la goutte gratuite doit être une rude épreuve de patience.

Le duc a eu meilleur marché du Préfet de police que de la goutte. Son affaire a fini par une déclaration de non-lieu qui ordonne la restitution de tous les exemplaires indûment saisis. Mais le dernier point met l’administration dans l’embarras ; on ne retrouve pas tous les exemplaires saisis : il paraît que M. le ministre de l’Intérieur, dans un accès de laisser aller, en a prêté plusieurs à ses amis, même en Angleterre ; en sorte que, si l’ouvrage a reçu quelque publicité, ce serait le fait de M. de Persigny, non du duc de Broglie. Si cela est, le duc de Broglie ne manquera certainement pas de le faire constater, pour qu’on ne puisse pas lui imputer cette circulation illégale[7].

Je comprends votre opinion sur la coalition. Je ne la partage pourtant pas. Je ne crois pas que l’insuccès de la tentative ait eu l’importance qu’on lui a attribuée, ni que son succès eût eu en bien l’importance contraire.

Si nous causions, je vous dirais toutes mes raisons, mais nous sommes trop loin. Dans le quatrième volume, je n’ai pas dit, sur la coalition, tout ce que j’aurais pu dire, mais je n’ai rien dit que je ne pense pleinement[8].

Je vous prie de réserver aux volumes suivans votre bon vouloir pour la Revue. J’en aurai au moins trois, et probablement quatre ; un sur mon ambassade à Londres et deux ou trois sur mon ministère de 1840 à 1848.

Personne n’est plus capable que vous de bien parler de toute cette époque. Trois questions la remplissent : les Affaires étrangères, le gouvernement personnel du Roi (comme on dit), et le caractère du parti conservateur. Vous avez vu et jugé parfaitement ces trois grands faits, abîmes de mensonge.

Adieu, mon cher confrère ; avez-vous reçu le Jefferson de mon gendre Cornélis ? Je vous l’ai fait adresser chez vous à Paris ; je suis sûr que vous en serez content. C’est un ouvrage bien plus complet que ses articles dans la Revue. Quant à Conrad, son élection s’est très bien faite.


1862


Val-Richer, 13 septembre 1862.

J’ai eu grand plaisir à recevoir de vos nouvelles, mon cher confrère. Je m’étonnais de n’en point avoir, et avec mes amis, quand je m’étonne, je m’inquiète. Je n’avais pas tout à fait tort de m’inquiéter, car je vois que vous n’êtes encore que médiocrement sur pied. Reposez-vous tout à fait ; vivez beaucoup au grand air et dormez. Là où la science des médecins ne suffit pas, l’action seule et l’effort naturel de la vie vers la santé restent efficaces. Ne manquez pas, en m’écrivant, de me dire où vous en êtes.

Je voudrais pouvoir vous donner des nouvelles plus positives que celles des journaux. Ma première impression a été que le Pape paierait les frais de la défaite de Garibaldi et que, de Paris, on ne pourrait rien refuser à M. Ratazzi, ce sauveur de l’ordre européen.

Il paraît que j’étais trop pressé et que l’Empereur persiste dans le statu quo. Des gens d’esprit et qui pensent être bien informés m’écrivent : « L’abandon de Rome est un tel sacrifice pour la politique impériale qu’un cadeau si disproportionné, fait au roi Victor-Emmanuel, n’est guère probable. Une fois hors de Rome, l’Empereur est brouillé avec les catholiques et ne compte plus en Italie. Politique intérieure, puissance au dehors, jeter tout à l’eau d’un seul coup, ce serait bien étrange ! Nous verrons si l’Empereur résiste effectivement à la pression révolutionnaire, italienne et française, ce sera mieux que je n’attends.

L’autre grand événement de ce temps, la dislocation américaine suit son cours. La lutte durera encore longtemps ; des deux parts, l’acharnement est extrême ; l’admirable sagesse politique de Washington et de sa génération a donné soixante-dix ans de vie à ce gouvernement. Pas davantage. Grande épreuve pour les idées et les institutions exclusivement démocratiques. Sera-t-elle comprise ? Elle est pourtant bien claire. Reeve m’écrit qu’elle est bien comprise en Angleterre, et que jamais le peuple anglais n’a été plus attaché à son gouvernement et plus éloigné d’y toucher.

Je suis charmé que mon Projet de mariage royal vous ait intéressé. Il m’a amusé, moi. Je me suis donné cette petite vacance de l’histoire contemporaine. Le Mariage français paraîtra dans la Revue du 1er octobre prochain ; et puis, je réimprimerai le tout, en citant mes autorités, car il n’y a pas un mot qui ne soit rigoureusement exact.

Je suis pressé d’avoir vos Assemblées provinciales complètes, je vous dirai pourquoi.


1863


Val-Richer, 1er juillet 1863.

Mon cher confrère, la Commission est très aimable et vous le premier. M. de Witt sera très content de recevoir de la Société centrale ce témoignage, et moi je suis charmé d’avoir fait connaissance avec MM. Dailly et Barral.

Plus je vis, que ce soit dans le monde ou dans la solitude, plus j’aime les gens d’esprit et les honnêtes gens.

Vous avez raison, il n’a pas fallu grand’chose pour déterminer un grand changement. Pourvu qu’en effet, le changement soit grand et dure. En pareille route, j’en conviens, il est difficile de rétrograder. Cela s’appelle entrer masqué dans ce régime parlementaire auquel on dit toujours tant d’injures. Nous verrons comment Billault et Rouher joueront leur rôle sous leur masque. On m’écrit que Boudet est au ministère de l’Intérieur le sosie de Billault, et que Rouher meurt d’envie de se mesurer dans les débats politiques avec Thiers. Il me semble qu’on est moins conciliant à l’extérieur qu’à l’intérieur. Tout ce qui me revient respire la guerre de Pologne. J’ai peine à y croire. On a pu cantonner de grands événemens en Espagne et même en Italie ; en Allemagne, c’est impossible. Il n’y a pas de l’établissement de la Pologne sans bouleversement de l’Europe.


Val-Richer, 19 décembre 1863.

J’attends avec curiosité le débat de l’adresse dans le Corps législatif. Celui du Sénat a été bien médiocre sans exception. Le fond comme la forme, la forme comme le fond. M. Emile Ollivier a grande raison d’être et de s’avancer dans les dispositions que vous me dites. S’il a, comme je suis disposé à le croire, une vraie et sérieuse ambition politique, qu’il se dise à tout moment que, de nos jours et dans notre pays, il n’y a qu’un grand rôle à jouer dans la vie publique, le rôle d’homme de gouvernement libéral et sensé.

Tout à vous, mon cher confrère.


1864


Val-Richer, 16 juin 1864.

Je vous écris, mon cher confrère, sans savoir où ma lettre ira vous chercher. En tout cas, je l’adresse à Peyrusse. Je présume qu’on saura vous l’envoyer de là. Mais dites-moi précisément où il faudra vous adresser mes Méditations sur la religion chrétienne qui vont paraître dans quinze jours. Je donne en ce moment les derniers bons à tirer. Si, comme on me le dit, les éditions de Londres et de Leipzig sont prêtes aussi à paraître, je ne vois aucune raison de retard. Ce volume en annonce deux autres. Je vais comme si je n’avais pas soixante-seize ans. Je me remettrai dans quelques jours au septième volume de mes Mémoires. J’ai vraiment à cœur de mener jusqu’au bout ces deux travaux. Le passé et l’avenir. Vous aussi, vous travaillez beaucoup et vous avez raison. Vos mélanges politiques et vos études économiques viendront fort à propos à la fin de l’année pour l’Académie comme pour le public. Je n’entends pas parler du tout de l’Académie. Personne n’y pense en ce moment, si ce n’est M. de Loménie qui voudrait bien avoir écrit et publié son Mirabeau avant l’hiver pour faire pendant à son Beaumarchais et se présenter avec ces deux titres à ce second héritage d’Ampère.

La politique dort malgré la Conférence ; s’il n’en sort pas une solution de la question danoise, elle sera aussi ridicule que le Congrès. Du reste, on m’écrit qu’à Paris, les duchés français ont tué les duchés danois, comme ceux-ci avaient tué la Pologne ; on ne parle que des Périgord qui veulent être Montmorency. Les tribunaux sont embarrassés d’un décret rendu, ce me semble, un peu étourdiment ; le faubourg Saint-Germain est furieux contre les Périgord, et le public s’en moque. Il n’y a que Hegel pour dire que l’être n’est rien et que le devenir est tout.


Val-Richer, 10 octobre 1864.

Conrad m’a dit ces jours derniers qu’il vous écrivait, mon cher confrère : c’est pourquoi je ne vous ai pas écrit. Je fais comme vous, je travaille, et de plus, je me promène, ce que vous ne faites guère. Le temps est redevenu très beau, un soleil brillant dans un air frais. Le Val-Richer s’est un peu dégarni il y a quelques jours ; mon ménage Cornélis est parti pour aller mettre ses deux fils aînés au lycée Bonaparte, treize personnes de moins ici, maîtres ou valets. Je suis resté avec mon ménage Conrad et le ménage Guillaume, ce qui laisse encore ici quinze personnes sans compter la ferme. Voilà ma solitude, le désert des Patriarches. J’ai eu de plus, cet été, beaucoup de visites, et j’attends le 19 ou le 20 de ce mois la dernière, Reeve, sa femme et sa fille. Je crois qu’ils iront vous voir à Peyrusse en poussant leur promenade vers le Midi : j’ai eu le doyen de Westminster, Arthur Stanley et sa femme lady Augusta Bruce, tous deux très aimables, des Anglais qui aiment la France, sans cesser d’être Anglais. Les visites ne me prennent pas mes heures de travail, de six à onze heures du matin. Je suis rentré dans l’histoire contemporaine ; j’écris le septième volume de mes Mémoires, des élections de 1842 à celles de 1846. Je le publierai au mois de mars, et je retournerai alors à la religion, à l’état actuel de la religion chrétienne, car j’intervertirai l’ordre de mes méditations ; je veux dire ce que je pense de l’état actuel du christianisme avant de remonter à son passé et de sonder son avenir. Le huitième et dernier volume de mes Mémoires viendra ensuite et comprendra : 1° les mariages espagnols ; 2° l’Italie et le pape Pie IX de 1846 à 1848 ; 3° la Suisse et le Sonderbund ; 4° les réformes et ma chute. J’ai à cœur de finir ces deux ouvrages, et je les distribue dans les années comme si elles m’appartenaient. Nous passons comme l’éclair, il faut lâcher de laisser un peu plus de traces. Je ne sais rien de nouveau sur nos Académies ; on n’en parle pas encore ; il me revient pourtant que la section de philosophie aurait envie de faire une de nos trois élections à la fin de novembre. Je présume que pour toutes les trois, vous faites comme moi, vous gardez votre liberté.

Quant à la politique, j’y pense encore moins que je n’en entends parler. Ce n’est pas que le fond des choses ne soit très curieux et ne m’intéresse fort, mais les hommes m’ennuient ; je dirais volontiers que, mis à côté des événemens, ils m’humilient ; ils sont trop petits ; ils ne savent ni ce qu’ils veulent, ni ce qu’ils font, et ils font ce que tantôt ils veulent, tantôt ils ne veulent pas.

Voilà la question romaine rallumée ; j incline à croire qu’on l’éteindra encore plus d’une fois. M. de Bismarck est aujourd’hui le seul ambitieux de l’Europe. Il veut réellement quelque chose et il y pousse. A la bonne heure !

Adieu et tout à vous. Quand reviendrez-vous à Paris ? J’irai y passer deux ou trois jours vers la fin de novembre, mais je n’y rentrerai définitivement qu’au 15 janvier.


1865


Broglie, 26 septembre 1865.

Je suis venu passer ici deux jours, mon cher confrère ; c’est une vacance que je me donne, et j’en profite pour vous écrire. Au Val-Richer, je travaille et j’ai des visiteurs. Je travaille comme un homme décidé à finir, si Dieu ne le lui interdit pas, deux travaux qu’il a à cœur : mes Mémoires et mes Méditations. Je n’ai pas de temps à perdre, j’aurai soixante-dix-huit ans dans huit jours. J’écris un volume de Méditations sur l’État actuel de la Religion chrétienne ; j’espère le publier l’hiver prochain et le dernier volume de mes Mémoires politiques l’hiver suivant. Ainsi soit-il. Je me porte bien. Le duc de Broglie est assez bien, quoique très goutteux et voûté. Il ne lui reste de la goutte qu’un peu de mollesse et de faiblesse dans la plante des pieds. Il marche lentement et quelquefois un peu douloureusement. Nous causons à perte de vue ; plaisir d’oisif, mais plaisir très réel. Je regrette que vous ne soyez pas ici pour en prendre et nous en donner votre part ; vous êtes un très bon causeur ; et vous me donnez le plaisir, très réel aussi, que nous sommes bien souvent du même avis.

Il n’y a point de nouvelles. On dit l’Empereur décidé à envoyer chacun de ses ministres au Corps législatif pour y défendre chacun ses projets de loi. Point de cabinet, point de politique collective. Des ministres-avocats plaidant chacun lui-même sa cause. Je n’ai point d’objection à ce commencement de retour ; rien du dehors. Il n’y a qu’un acteur en Europe, M. de Bismarck ; quelqu’un qui vient de le voir, lui, son Roi et sa Reine sur les bords du Rhin, m’écrit qu’ils n’avaient tous les trois point d’autre air que de chercher d’agréables distractions. L’Autriche finira par vendre le Holstein à la Prusse, comme le duché de Lauenbourg ; voilà à quoi aboutiront le droit héréditaire du duc d’Augustenbourg et le droit populaire des Allemands ; l’Autriche fait ses affaires en Hongrie et mon instinct est qu’elle a raison.


1866


Val-Richer, 26 juillet 1866.

Vous m’écrivez avec tristesse, mon cher confrère et il y a de quoi ; mon optimisme est mis à de rudes épreuves ; je résiste en pensant à ce qu’éprouvait le chancelier de l’Hospital quand ses efforts pour la paix et la liberté religieuse aboutissaient à la Saint-Barthélémy, et aussi aux effroyables mécomptes de nos pères quand leur philanthropie libérale enfantait la Terreur ; nous ne sommes pas encore si mal traités. Chamfort disait dans un accès d’humeur : « Le public est un sot et un ivrogne. » Je ne suis pas si brutal, mais j’accepte l’ivrogne. Le monde bronche et tombe comme un ivrogne, tantôt à gauche, tantôt à droite, et même entre deux. Pourtant, il marche. Malgré nos revers et les spectacles auxquels j’assiste, je ne puis croire et je ne crois pas que toute la forte et progressive histoire de la France et de l’Europe depuis quatre siècles aboutisse à la décadence de l’Empire romain ; je sais pourquoi la décadence de l’Empire romain est arrivée ; elle était naturelle et inévitable. La nôtre serait absurde et sans autre cause que la sottise d’une ou deux générations. C’est impossible. Voilà la grande raison de mon opiniâtre optimisme. J’en ai quelques autres que je vous épargne ; mais je conviens que j’ai besoin de me raidir dans mon opiniâtreté.

Je ne sais pas assez quelles sont les dispositions des divers peuples qu’on appelle l’Autriche pour avoir un avis sur la conduite que peut tenir leur Empereur dans sa mauvaise fortune ; mais si les Hongrois, les Croates, les Bohèmes, etc. sont aussi attachés à la maison de Habsbourg et aussi braves qu’on le dit, et si j’étais l’empereur François-Joseph, je n’aurais pas un moment d’hésitation, fussé-je battu une seconde fois par les Prussiens. Je me réfugierais dans mes vastes États semi-barbares et je dirais aux Prussiens : « Venez m’y chercher. » Au lieu de faire la paix avec eux, je les condamnerais à la guerre à laquelle les Espagnols ont condamné de nos jours l’empereur Napoléon Ier. Les Prussiens n’y suffiraient pas longtemps, et leurs alliés les Italiens ne leur seraient pas d’un grand secours. Mais, d’après ce qui se passe et d’après ce qu’on me dit, une fausse paix est plus probable qu’une résolution héroïque. Nous sommes dans la phase des hésitations et des ajournemens.

Les nouvelles de Montalembert sont mauvaises et celles de Villemain pas meilleures. J’en suis très affligé.


Val-Richer, 29 août 1866.

Mon cher confrère, je vous remercie de m’avoir envoyé votre discours ; les fragmens que j’en avais lus dans les Débats m’avaient beaucoup plu, mais ne me suffisaient pas. Le discours est excellent au fond et dans la forme. Vous n’avez jamais mieux pensé, ni mieux dit. De la dignité sans malice. La perfection de la convenance est presque plus difficile dans les petites occasions que dans les grandes ; vous y avez atteint. Je regrette de ne pas vous avoir entendu sur place.

Nous avons beaucoup causé, Thiers et moi. J’ai dîné chez lui avec Conrad et Henriette à Trouville ; il est venu déjeuner au Val-Richer avec sa femme et sa belle-sœur ; plaisir de conversation, mais vrai plaisir ; il est très agréable de se trouver d’accord avec les gens d’esprit contre qui on s’est tant battu. Villemain va réellement mieux ; mon fils, qui vient de m’arriver, l’a vu, a causé avec lui une demi-heure et l’a trouvé tout entier d’esprit, quoique très brisé de corps. Werner de Mérode me donne aussi d’un peu meilleures nouvelles de Montalembert, encore bien gravement malade, mais non sans espérance.

Je le regretterais bien vivement. En dépit de sa mobilité, je l’ai toujours honoré et aimé ; c’est une nature noble et sincère et un talent original et infatigable.

Je travaille ; j’écris sans distraction le huitième et dernier volume de mes Mémoires ; je viens de terminer le premier chapitre, le Gouvernement parlementaire, et j’aurai terminé dans quinze jours le second, les Mariages espagnols. Je n’ose pas dire à quel point je trouve que nous avons eu raison ; je ne m’en gênerai pourtant pas.


Val-Richer, 22 novembre 1866.

Je suis bien en retard avec vous, mon cher confrère ; j’ai eu beaucoup de visiteurs, et j’ai beaucoup travaillé. Je vous présume rentré à Paris ; j’irai y passer les trois derniers jours de la semaine prochaine et j’espère bien vous y voir. J’ajourne donc toute conversation, seul plaisir qui nous reste, mais plaisir dont je jouis encore beaucoup. Vous avez bien raison d’être triste ; si je n’avais pas un inépuisable fonds d’optimisme lointain, je le serais autant que vous. J’ai pris, dans ma retraite, encore plus de goût que je n’en avais aux jours de l’action pour la bonne politique. Le spectacle de la mauvaise blesse mon goût autant qu’il révolte ma raison.


Val-Richer, 14 juillet 1868.

Mon cher confrère, je regrette presque d’être l’occasion et l’objet de votre article sur mes Mélanges biographiques : je suis un peu gêné pour vous dire combien je le trouve spirituel, plein de pénétration et d’agrément, finement pensé et finement écrit. Vous avez vécu avec quelques-unes des personnes dont j’ai parlé et dont vous avez parlé, mais vous auriez vécu comme moi avec toutes que vous ne les auriez pas mieux comprises et mieux appréciées.

Je vous remercie pour elles comme pour moi. Je n’ai pas été aussi touché que vous de Mme Récamier, mais je suis charmé que vous l’ayez si bien traitée. Elle méritait un peu d’idolâtrie, et Mme Lenormant sera bien heureuse de votre portrait.

Je ne sais point de nouvelles, rien que des incertitudes ; on me dit que les ministres sont unanimes à vouloir les élections au mois d’octobre, mais que l’Empereur, sans dire un non absolu, au fond n’en veut pas. Et on attribue sa résistance à quelque projet inconnu qu’il ne veut pas dire non plus, mais qui devra précéder et déterminer les élections. Il ne voit aujourd’hui rien qui l’y oblige, et il ne voudrait les faire que sous le coup d’un gros événement. En attendant et dans cette obscurité, tout le monde s’y prépare, gouvernement et opposition. Les connaisseurs parlent toujours de la guerre. Il est plus aisé d’en parler que d’y trouver une raison.


1870


Val-Richer, 11 juin 1870.

Mon cher confrère,

Mme Lenormant m’écrit qu’elle a vu Mme de Lavergne qui va bien et que vous allez un peu mieux. Vous êtes donc de retour à Paris. Confirmez-moi, je vous prie, ces bonnes nouvelles ; j’ai pensé et je pense souvent à vous, avec une vraie amitié de ma part et une vraie confiance dans la vôtre. J’ai connu beaucoup d’hommes dans ma vie longue et pleine. Il n’y en a pas beaucoup de qui, à quatre-vingt-deux ans, j’en dise autant.

Je suis rentré dans ma vie de travail tranquille, de repos sain et de liberté. Je m’amuse à rédiger les leçons d’histoire de France que j’ai données depuis dix ans à mes petits-enfans. Je lis les journaux ; je prépare pour la Revue des Deux Mondes une notice sur le duc de Broglie. J’aime mes amis morts autant que s’ils étaient vivans et je me complais à parler d’eux comme les générations prochaines feront bien d’en penser. Nous nous en allons beaucoup. Berryer, Lamartine, Sainte-Beuve, le duc de Broglie, Montalembert, Villemain, c’est plus de pertes que l’Académie française n’en peut supporter. Thiers me disait, aux obsèques de l’un d’entre eux : « Il ne restera plus personne pour faire notre éloge, à vous et à moi. » On m’écrit que Mérimée est bien près de s’en aller aussi.


Val-Richer, 29 novembre 1870.

Votre lettre du 15 m’a fait grand plaisir, mon cher confrère ; j’y ai retrouvé la fermeté et la netteté ordinaire de votre écriture, c’est beaucoup de ne plus souffrir. J’espère qu’avec un peu de temps, la force vous reviendra ; je ne vous ai jamais dit tout le bien que je pense de vous et toute l’amitié que je vous porte ; plus je vous ai connu, plus j’ai pris confiance dans votre excellent esprit, votre talent ferme et simple, la solidité de vos idées et la fidélité de vos amitiés. Votre maladie a été une vraie perte pour notre cause et pour moi. Guérissez-vous, profitez longtemps du beau climat de Pau. Personne ne sait ce que nous deviendrons tous cet hiver. Vous êtes dans l’une des parties de la France qui courent le moins de chance d’être troublées. Je suis jusqu’ici fort tranquille dans mon Val-Richer. Le Calvados est à peine entamé sur quelques points de ses frontières ; bien moins que l’Eure et la Seine-Inférieure. L’esprit de la population n’est pas plus entamé que le territoire ; les conservateurs dominent ; point ardens, mais point rebelles à la guerre. Nos gardes mobiles rejoignent en ce moment l’armée de la Loire. J’ai chez moi cinq des enfans de ma fille Pauline, ma belle-fille Gabrielle, une fille de Mme Gaillard. Ma fille Henriette est à la tête des bonnes œuvres de Lisieux et de Pont-l’Evêque pour nos soldats, nos blessés et nos prisonniers en Allemagne. Mon gendre Conrad est maire de notre commune et chef de bataillon de la Garde nationale de notre canton. J’ai à Paris ma fille Pauline, ma petite-fille Marie Verne et mes quatre fils, gendre Cornélis, petit-fils et petit gendre sur les remparts de Paris.

Le général Trochu n’a point de plus intelligens et plus courageux défenseurs. Si toutes les familles de France remplissaient leurs devoirs patriotiques et domestiques comme la mienne, les Prussiens ne resteraient pas longtemps en France. En sortiront-ils et comment ? Je n’ai jamais été moins prophète. Je reste optimiste, mais avec ignorance et anxiété. Je ne crois pas à la ruine durable de la France, mais son salut peut nous coûter bien cher. Quelle chute depuis 1848 !

Je ne vous dis rien de plus de notre situation. J’ai en effet écrit à mes amis en Angleterre quelques lettres que le Times a voulu publier ; nous sommes là en progrès évident. La Russie nous y aide ; mais la résistance héroïque et persévérante de Paris en a été la première cause. Ni en Angleterre, ni ailleurs, personne ne s’y attendait. L’imprévu agit toujours très puissamment sur les hommes.

Vous recevrez dans quelques jours quelques pages de moi sur la convocation d’une Assemblée nationale ; j’y mets quelque importance ; j’y parle très librement de toutes choses et de toutes les personnes. Je vous prie de prendre quelque soin pour la répandre ; mes lettres d’Angleterre n’ont pas été sans quelque utilité. Pourriez-vous me faire adresser votre Journal de Toulouse ? J’en serais bien aise. Je reçois plusieurs journaux de province, et j’en ai besoin pour sonder un peu l’état des esprits en France. Mais je n’ai du Midi que le Courrier du Gard, très insignifiant. Ma fille Henriette me charge de vous dire qu’elle a plusieurs fois donné de vos nouvelles à Paris et dit où et comment vous étiez ; mais elle n’est pas sûre du tout que ses lettres soient arrivées.

Adieu, mon cher confrère, mes affectueux respects à Mme de Lavergne, mes amitiés à Renouard et au Père Gratry.

Tout à vous


1871
A Madame de Lavergne.


Val-Richer, 18 février 1871.

Je suis charmé, madame, que M. de Lavergne ait été élu dans la Creuse et qu’il ait accepté et qu’il soit arrivé à Bordeaux.

Tout souffrant qu’il est, je suis convaincu que sa conversation et ses conseils y seront très utiles. Il y aura là un groupe de mes anciens amis, mon gendre Cornélis, M. Vitet, Moulin, de Goulard, etc., qui font grand cas de ses idées et sur qui il exerce une très bonne influence.

J’espère un peu que sa santé, au lieu d’en souffrir, se trouvera bien de cet exercice intellectuel et qu’il pourra m’écrire quelquefois ce qu’il pense de ce qu’il voit et de ce qui se fait autour de lui. La situation est bien difficile, bien obscure, mais je me persuade qu’il n’est pas impossible d’en tirer un bon parti et de remettre à flots notre pauvre patrie.

Si M. de Lavergne ne peut pas écrire, veuillez, madame, le suppléer pour moi, et agréez mon bien affectueux respect.


Val-Richer, 9 avril 1871.

Mon cher confrère,

Votre douloureuse impotence me désole pour vous et pour notre cause. Vous seriez de si bon conseil si vous pouviez parler et agir. N’éprouvez-vous aucun soulagement depuis que vous êtes à Versailles ? Au moins, vous n’aurez plus aucun grand voyage à faire, vous ne vous déplacerez plus que pour rentrer à Paris. Tout indique que vous y rentrerez bientôt.

Thiers et l’Assemblée ont eu raison d’être patiens, très patiens. Le jour de l’action énergique est venu, et le succès commence. On fait ce qui fera le reste. J’attends chaque jour des nouvelles avec la double impatience de l’inquiétude et de l’espérance, en attendant, je songe :


Car que faire en un gîte à moins que l’on ne songe ?


Des deux gouvernemens qui pourraient porter remède à notre mal, je sais bien lequel serait le plus efficace ; mais je ne sais pas lequel des deux est le moins impossible.


Val-Richer, 14 juin 1871.

Je suis charmé, mon cher confrère, que vous puissiez prendre une part si active aux travaux de l’Assemblée nationale. J’espère que cela ne vous fatiguera pas trop, et partout où vous serez, vous prendrez une bonne influence. Employez-vous donc tout en vous ménageant. La séance de jeudi dernier a été excellente. M. Thiers nous a rendu une force militaire. Il faut que la majorité de l’Assemblée nationale nous rende un pouvoir politique. Que sortira-t-il de là ? Je n’y vois pas clair encore, mais je m’en rapporte à La Fontaine.


Un bloc de marbre était si beau
Qu’un statuaire en fit l’emplette.
« Qu’en fera, dit-il, mon ciseau ?
Sera-t-il Dieu, table ou cuvette ?
Il sera Dieu. »


C’est ce que je lui souhaite.

Il faut que Dieu y soit quelque chose pour que nous sortions de la démagogie. Avez-vous remarqué ce qu’a dit, dit-on, une des héroïnes de la Commune, Mme Eudes : « Si Dieu existait, il faudrait le fusiller. » Je ne sais pas de mot qui exprime plus au vrai l’état moral de ce monde-là.

En attendant que nous choisissions, nous avons maintenant sous la main les élémens de la Monarchie constitutionnelle et ceux de la République. C’est à nous de voir lequel des deux gouvernemens nous convient le mieux.

Je compte aller vous voir avant la fin de ce mois et passer cinq ou six semaines à Paris. J’incline à croire qu’on y voit plus clair de loin que de près, parce que de loin, on ne voit que les grands côtés des choses ; mais il faut de temps en temps aller y regarder de près pour contrôler les vues générales.


Val-Richer, 26 septembre 1871.

J’aime mieux vous écrire à Peyrusse qu’à Versailles, mon cher confrère. Vous devez avoir besoin de vous reposer ; vous avez fait une campagne très active, et je la prends pour un très bon symptôme du meilleur état de votre santé. S’il n’était pas réellement meilleur, vous n’auriez pas pu prendre à la lutte la part que vous y avez prise.

Je me suis interrompu de ma Petite histoire de France pour le duc de Broglie ; je l’avais promis à sa famille et encore plus à moi.

J’ai eu en dehors de ma vie domestique deux grandes bonnes fortunes, le duc de Broglie et lord Aberdeen, deux hommes et deux amis aussi rares dans l’amitié que dans la politique. Nous nous sommes dit un jour, tous les trois, que nous ne nous étions jamais dit mutuellement que la vérité. Ce travail m’a intéressé comme un retour vers mon passé de jeunesse et d’âge mûr, et je me suis trouvé jeune en l’écrivant. Ce sera un volume de 250 pages écrit en six semaines. La seconde et dernière partie paraîtra le 1er octobre, et on les réimprimera toutes les deux en un volume in-12. Je retourne maintenant au XIVe siècle.


1872


Val-Richer, 3 août 1872.

Mon cher confrère,

Votre lettre m’a fait un vif plaisir à recevoir ; nous étions depuis trop longtemps étrangers l’un à l’autre. Je déteste ces entr’actes dans une ancienne et affectueuse relation.

Vous êtes malade, et moi, je suis vieux. Vous, malade et occupé à Versailles ; moi, vieux et occupé à Paris ou au Val-Richer. Notre silence mutuel s’explique ; je suis fort aise qu’il soit rompu ; tâchons qu’il ne recommence pas. Nous aurions beaucoup à nous dire ; votre conversation est de celles qui me manquent ; il y en a bien peu dont je dise cela. Quand nous reverrons-nous ? Car les lettres sont bien insuffisantes. Je ne compte pas retourner à Paris avant la fin de l’année. J’ai ici un grand repos sans solitude et un travail qui m’intéresse et me plaît vraiment, mon Histoire de France.

Je viens dépasser six semaines avec Jeanne d’Arc et Louis XI, une sainte et un coquin. Tous deux éminens, chacun dans son genre ; pendant le mois de juin, le Synode m’a sérieusement occupé ; je voudrais bien ne pas être obligé d’y rentrer, mais je n’en suis pas sûr ; pour vous, vous rentrerez dans votre Assemblée ; je comprends que vous ne soyez pas toujours de l’avis de vos amis, ni moi non plus.

Mais ma longue expérience m’a appris à me contenter des résultats incomplets qui ne me satisfont pas, pourvu que le bien y domine. Il a dominé dans votre assemblée, quoique très insuffisant pour l’avenir. La France marche comme le genre humain, tantôt par des bonds fous, tantôt à si petits pas qu’on a peine à voir si elle avance.

Voici la dernière lettre de Guizot qui ne précédait sa mort que de quelques semaines. Elle est écrite par sa fille et la signature seule de la main de Guizot, loin d’offrir la fermeté habituelle de son écriture, est tremblée, indice trop certain de la diminution de ses forces :


Val-Richer, 1er août 1874.

Mon cher confrère,

Votre lettre du 24 juillet m’a fait grand plaisir ; il y avait longtemps que je n’avais reçu de vos nouvelles ni pu vous donner des miennes. Je regrette bien celles que vous me donnez de Mme de Lavergne. J’espère que vos inquiétudes sont excessives et que vous serez bientôt rassuré. J’ai regretté votre moment de dissidence avec mes amis. J’ai la confiance qu’elle ne se prolongera pas ; vous avez au fond les mêmes intentions et vous êtes dévoués, je devrais dire voués à la même cause. Je me permets de vous engager à y persister, c’est la seule bonne et la seule qui ait de vraies chances de succès. Elle me paraît aujourd’hui en bonne voie, j’espère qu’elle s’y maintiendra.

Adieu, mon cher confrère, croyez-moi bien affectueusement

Tout à vous.


M. Guizot s’éteignit au Val-Richer le 12 septembre 1874. Sa fille, Mme de Witt a raconté en termes éloquens cette fin si pleine de sérénité, de tendres ; regrets pour les siens, de noble attachement pour son pays, de sublimes espérances en l’au-delà.

Peu de temps après la mort de son père, elle écrivait à Lavergne, en réponse à ses affectueuses condoléances, une lettre qui m’a paru devoir prendre place à la suite de la correspondance de l’illustre disparu. Elle en est digne par l’élévation des sentimens et la courageuse résignation dont elle est empreinte.


Val-Richer, 30 septembre 1874.

Je savais, monsieur, que vous sentiriez personnellement notre chagrin, et vous aviez raison, car mon père avait pour vous beaucoup d’estime et d’amitié. Il est mort lui-même paisible, serein, et fort, plein de confiance en Dieu, occupé du pays ; il m’a appelée, reconnue jusqu’au bout. Il n’a pas souffert. Voilà bien des sujets de reconnaissance envers Dieu et des raisons de lever les yeux en haut, où il a retrouvé ma sœur et tous ceux qu’il avait perdus.

Je n’ai pas besoin de vous dire quel vide il laisse dans ma vie. Heureusement j’ai beaucoup à faire, et la tâche est trop grande pour perdre courage.

Voulez-vous bien me rappeler au bon souvenir de Mme de Lavergne dont la santé est meilleure, j’espère, et croire à tous mes sentimens les plus distingués.

GUIZOT DE WITT.


Lavergne ne devait survivre que peu d’années, — il est mort en 1880, — à celui qui avait été son ami, son correspondant assidu, son guide autorisé dans la vie politique.

Ce n’est pas le lieu de juger l’œuvre de Guizot ; on peut même se demander si le moment est venu de porter sur elle un jugement définitif.

Mais l’homme, tel qu’il se révèle à nous par sa longue correspondance, a droit à toute notre admiration. Il est peu d’exemples, dans l’histoire, d’hommes d’État tombés du pouvoir, et supportant avec une telle constance les disgrâces de la fortune.

Pendant vingt-six ans, de 1848 à 1874, éloigné de la politique, qui avait été la passion de toute sa vie, il n’a pas fait entendre une plainte. Le seul regret qu’il ait exprimé est un regret patriotique. Dans une lettre de novembre 1870, après avoir déploré les malheurs de l’invasion, il s’écrie, et c’était bien son droit : « Quelle chute depuis 1848 ! »

Réfugié dans le travail littéraire, cette consolation des grands esprits, il y trouve la paix et le contentement du cœur. Sa grande âme, planant au-dessus des contingences de ce monde, s’absorbe tout entière dans ces deux sentimens, les plus beaux, les plus nobles que l’homme puisse éprouver, Dieu et la Patrie !


ERNEST CARTIER.

  1. Voyez la Revue du 15 avril 1904.
  2. Lavergne venait d’être nommé chef de Cabinet de M. de Rémusat, ministre de l’intérieur.
  3. « Le soleil se lève à l’Orient ; mais il répand sa lumière sur le monde entier. Et personne ne se demande d’où vient cette lumière. Elle remplit chacun de nous de bonheur et de gratitude. Faites le bien, messieurs ; répandez votre lumière, et le même bonheur, la même gratitude du monde entier sera votre récompense. »
  4. La candidature de Guizot à l’Assemblée Législative ayant été agitée dans plusieurs collèges, il avait cru devoir s’en expliquer dans un écrit adressé aux journaux du Calvados et publier, non une profession de foi, mais un exposé de principes.
  5. Lavergne avait perdu son beau-fils, M. Charles Persil.
  6. Discours de réception en réponse à Lacordaire.
  7. Il s’agit de l’ouvrage du duc de Broglie intitulé : Vues sur le gouvernement de la France, qui avait été saisi sur l’ordre du ministre de l’Intérieur, M. de Persigny.
  8. M. Guizot fait allusion à la coalition de 1839, dont il rend compte dans le quatrième volume de ses Mémoires.