Correspondance de George Sand et d’Alfred de Musset/2

Texte établi par Félix DecoriE. Deman, libraire-éditeur (p. 21-162).


DEUXIÈME SÉRIE

1834

c

1re. — De Lui.
Sans date. — Écrit de Venise à Venise

Adieu, mon enfant — Je pense que tu resteras ici. — Quelle que soit ta haine ou ton indifférence pour moi, si le baiser d’adieu que je t’ai donné aujourd’hui est le dernier de ma vie, il faut que tu saches qu’au premier pas que j’ai fait dehors avec la pensée que je t’avais perdue pour toujours, j’ai senti que j’avais mérité de te perdre, et que rien n’est trop dur (pour) moi. S’il t’importe peu de savoir si ton souvenir me reste ou non, il m’importe à moi, aujourd’hui que ton spectre s’efface déjà et s’éloigne devant moi, de te dire que rien d’impur ne restera dans le sillon de ma vie où tu as passé, et que celui qui n’a pas su t’honorer quand il te possédait, peut encore y voir clair à travers ses larmes et t’honorer dans son cœur, où ton image ne mourra jamais. — Adieu mon enfant.


1re. — Réponse d’Elle.
(Réponse au crayon sur le verso.)


Al Signor A. de Musset,
In gondola, alla Piazzetta.

Non ! ne pars pas comme ça. Tu n’es pas assez guéri.

Je ne veux pas que tu partes seul. Pourquoi se quereller, mon Dieu ? Ne suis-je pas toujours le frère George, l’ami d’autrefois ?

2me. — De Lui.

Tu m’as dit de partir, et je suis parti ; tu m’as dit de vivre et je vis. Nous nous sommes arrêtés à Padoue ; il était huit heures du soir et j’étais fatigué. Ne doutes pas de mon courage. Écris-moi un mot à Milan, frère chéri, George bien-aimé !


2me. — Réponse d’Elle.
(Dimanche.)


À M. A. de Musset,
Poste restante, à Milan.

Je voulais te suivre de loin, mon enfant. En rentrant à Venise je devais partir pour Vicence avec Pagello et savoir comment tu as passé ta première et triste journée. Mais j’ai senti que je n’aurais pas le courage de passer la nuit dans la même ville que toi sans aller t’embrasser encore le matin. J’en mourais d’envie mais j’ai craint de renouveler pour toi les souffrances et l’émotion de la séparation. Et puis j’étais si malade en rentrant chez moi que je craignais de n’en avoir pas la force moi-même. M. Rebizzo est venu me chercher et m’a emmenée malgré moi coucher chez lui. Ils ont été très bons pour moi et m’ont parlé de toi avec beaucoup d’intérêt, ce qui m’a fait un peu de bien. À présent je t’écris de Trévise. Je suis partie de Venise ce matin à six heures. Je veux absolument être à Vicence ce soir et aller à l’auberge où tu as couché. J’y dois trouver une lettre d’Antonio à qui j’ai recommandé de me laisser de tes nouvelles. Je suis forcée de m’arrêter ici une heure ou deux parce que Pagello a une visite à faire et m’a priée de prendre cette route qui n’est pas plus longue que l’autre à ce qu’il dit. Je ne serai tranquille que ce soir, et encore quelle tranquillité ! Un voyage si long, et toi si faible encore ! Mon Dieu, mon Dieu ! Je prierai Dieu du matin au soir. J’espère qu’il m’entendra. Je trouverai ta lettre demain à Venise. J’arriverai presque en même temps qu’elle. Ne t’inquiète pas de moi. Je suis forte comme un cheval, mais ne me dis pas d’être gaie et tranquille. Cela ne m’arrivera pas de sitôt. Pauvre ange, comment auras-tu passé cette nuit ? J’espère que la fatigue t’aura forcé de dormir. Sois sage et prudent, et bon comme tu me l’as promis. Écris-moi de toutes les villes où tu coucheras, ou fais-moi au moins écrire par Antonio, si cela t’ennuie. Moi je t’écrirai à Genève ou à Turin, selon la route que tu prendras et dont tu m’informeras, à Milan.

Adieu, adieu, mon ange. Que Dieu te protège, te conduise et te ramène un jour ici, si j’y suis. Dans tous les cas, certes, je te verrai aux vacances. Avec quel bonheur, alors ? Comme nous nous aimerons bien, n’est-ce pas, n’est-ce pas, mon petit frère, mon enfant ? Ah ! qui te soignera, et qui soignerai-je ? Qui aura besoin de moi et de qui voudrai-je prendre soin désormais ? Comment me passerai-je du bien et du mal que tu me faisais ? Puisses-tu oublier les souffrances que je t’ai causées et ne te rappeler que les bons jours ! Le dernier surtout qui me laissera un baume dans le cœur et en soulagera la blessure. Adieu, mon petit oiseau. Aime toujours ton pauvre vieux George.

Je ne te dis rien de la part de Pagello, sinon qu’il te pleure presque autant que moi et que quand je lui ai redit tout ce dont tu m’avais chargée pour lui, il a fait comme avec sa femme aveugle. Il s’est enfui en colère et en sanglottant.

Datée de Trévise, 30 mars.


3me. — De Lui.
Portant le timbre de Genève 5 avril 1834.

Vendredi 4 avril.

Mon George chéri, je suis à Genève. Je suis parti de Milan sans avoir trouvé de lettre de toi à la poste. Peut-être m’avais-tu écrit ; mais j’avais retenu mes places tout de suite en arrivant et le hasard a voulu que le courrier de Venise, qui arrive toujours deux heures avant le départ de la diligence de Genève, s’est trouvé en retard cette fois. Je t’en prie, si tu m’as écrit à Milan, écris au directeur de la poste de me faire passer ta lettre à Paris ; je la veux, n’eût-elle que deux lignes. Écris-moi à Paris, mon amie, je t’ai laissée bien lasse, bien épuisée de ces deux mois de chagrin ; tu me l’as dit d’ailleurs, tu as bien des choses à me dire. Dis-moi surtout que tu es tranquille, que tu seras heureuse. Tu sais que j’ai très bien supporté la route. Antonio doit t’avoir écrit. Je suis fort, bien portant, presque heureux. Te dirai-je que je n’ai pas souffert, que je n’ai pas pleuré bien des fois dans ces tristes nuits d’auberge ? Ce serait me vanter d’être une brute, et tu ne me croirais pas.

Je t’aime encore d’amour, George. Dans quatre jours, il y aura trois cents lieues entre nous, pourquoi ne parlerai-je pas franchement ? À cette distance là il n’y a plus ni violences ni attaques de nerfs ; je t’aime, je te sais auprès d’un homme que tu aimes, et cependant je suis tranquille. Les larmes coulent abondamment sur mes mains tandis que je t’écris, mais ce sont les plus douces, les plus chères larmes que j’aie versées. Je suis tranquille ; ce n’est pas un enfant épuisé de fatigue qui te parle ainsi. J’atteste le soleil que j’y vois aussi clair dans mon cœur, que lui dans son orbite. Je n’ai pas voulu t’écrire avant d’être sûr de moi ; il s’est passé tant de choses dans cette pauvre tête ! De quel rêve étrange je m’éveille !

Ce matin, je courais les rues de Genève, en regardant les boutiques ; un gilet neuf, une belle édition d’un livre anglais, voilà ce qui attirait mon attention. Je me suis aperçu dans une glace, j’ai reconnu l’enfant d’autrefois. Qu’avais-tu donc fait, ma pauvre amie ? C’était là l’homme que tu voulais aimer ! Tu avais dix ans de souffrance dans le cœur, tu avais, depuis dix ans, une soif inextinguible de bonheur, et c’était là le roseau sur lequel tu voulais t’appuyer ! Toi m’aimer ! mon pauvre George ! Cela m’a fait frémir. Je t’ai rendue si malheureuse ! et quels malheurs plus terribles n’ai-je pas encore été sur le point de te causer ! Je le verrai encore longtemps, mon George, ce visage pâli par les veilles qui s’est penché dix-huit nuits sur mon chevet ! Je te verrai longtemps dans cette chambre funeste où tant de larmes ont coulé.

Pauvre George ! Pauvre chère enfant ! Tu t’étais trompée ; tu t’es crue ma maîtresse, tu n’étais que ma mère ; le ciel nous avait fait l’un pour l’autre ; nos intelligences, dans leur sphère élevée, se sont reconnues comme deux oiseaux des montagnes, elles ont volé l’une vers l’autre, mais l’étreinte a été trop forte ; c’est un inceste que nous commettions.

Eh bien, mon unique amie, j’ai été presque un bourreau pour toi, du moins dans ces derniers temps ; je t’ai fait beaucoup souffrir, mais Dieu soit loué, ce que je pouvais faire de pis encore, je ne l’ai pas fait. Oh ! mon enfant, tu vis, tu es belle, tu es jeune, tu te promènes sous le plus beau ciel du monde, appuyée sur un homme dont le cœur est digne de toi. Brave jeune homme ! Dis-lui combien je l’aime, et que je ne puis retenir mes larmes en pensant à lui. Eh bien, je ne t’ai donc pas dérobée à la Providence, je n’ai donc pas détourné de toi la main qu’il te fallait pour être heureuse ! j’ai fait peut-être en te quittant la chose la plus simple du monde, mais je l’ai faite, mon cœur se dilate malgré mes larmes. J’emporte avec moi deux étranges compagnes, une tristesse et une joie sans fin. Quand tu passeras le Simplon, pense à moi, George ; c’était la première fois que les spectres éternels des Alpes se levaient devant moi, dans leur force et dans leur calme. J’étais seul dans le cabriolet, je ne sais comment rendre ce que j’ai éprouvé. Il me semblait que ces géants me parlaient de toutes les grandeurs sorties de la main de Dieu. Je ne suis qu’un enfant, me suis-je écrié, mais j’ai deux grands amis, et ils sont heureux.

Écris-moi, mon George. Sois sûre que je vais m’occuper de tes affaires. Que mon amitié ne te soit jamais importune. Respecte-la, cette amitié plus ardente que l’amour, c’est tout ce qu’il y a de bon en moi, pense à cela, c’est l’ouvrage de Dieu. Tu es le fil qui me rattache à lui ; pense à la vie qui m’attend.


3me. — Réponse d’Elle.
Datée, en tête, du 15 avril, et, à la fin, du 17.

J’étais dans une affreuse inquiétude, mon cher ange, je n’ai reçu aucune lettre d’Antonio. J’avais été à Vicence, exprès pour savoir comment tu aurais passé cette première nuit. J’avais appris seulement que tu avais traversé la ville dans la matinée. J’avais donc pour toutes nouvelles de toi les deux lignes que tu m’as écrites de Padoue et je ne savais que penser. Pagello me disait que certainement au cas où tu serais malade, Antonio nous écrirait, mais je sais que les lettres se perdent ou restent six semaines en route dans ce pays-ci. J’étais au désespoir. Enfin j’ai reçu ta lettre de Genève. Oh ! que je t’en remercie mon enfant ! Qu’elle est bonne et qu’elle m’a fait du bien. Est-ce bien vrai que tu n’es pas malade, que tu es fort, que tu ne souffres pas ? Je crains toujours que par affection, tu ne m’exagères cette bonne santé. Oh ! que Dieu te la donne et te la conserve ! mon cher petit. Cela est aussi nécessaire à ma vie désormais que ton amitié. Sans l’une ou sans l’autre, je ne puis pas espérer un seul beau jour pour moi.

Ne crois pas, ne crois pas, Alfred, que je puisse être heureuse avec la pensée d’avoir perdu ton cœur. Que j’aie été ta maîtresse ou ta mère, peu importe. Que je t’aie inspiré de l’amour ou de l’amitié ; que j’aie été heureuse ou malheureuse avec toi, tout cela ne change rien à l’état de mon âme à présent. Je sais que je t’aime et c’est tout. (Ici trois lignes rayées.) Veiller sur toi, te préserver de tout mal, de toute contrariété, t’entourer de distractions et de plaisirs, voilà le besoin et le regret que je sens depuis que je t’ai perdu.

Pourquoi cette tâche si douce et que j’aurais remplie avec tant de joie, est-elle devenue peu à peu si amère et puis tout à coup impossible ? Quelle fatalité a changé en poison les remèdes que je t’offrais ? Pourquoi, moi qui aurais donné tout mon sang pour te donner une nuit de repos et de calme, suis-je devenue pour toi un tourment, un fléau, un spectre ? Quand ces affreux souvenirs m’assiègent (et à quelle heure me laissent-ils en paix !) je deviens presque folle. Je couvre mon oreiller de larmes. J’entends ta voix m’appeler dans le silence de la nuit. Qu’est-ce (sic) qui m’appellera, à présent ! Qui est-ce qui aura besoin de mes veilles ? À quoi emploierai-je la force que j’ai amassée pour toi, et qui maintenant se tourne contre moi-même ? Oh ! mon enfant, mon enfant ! que j’ai besoin de ta tendresse et de ton pardon ! Ne parle pas du mien, ne me dis jamais que tu as eu des torts envers moi. Qu’en sais-je ? Je ne me souviens plus de rien, sinon que nous avons été bien malheureux et que nous nous sommes quittés. Mais je sais, je sens que nous nous aimerons toute la vie avec le cœur, avec l’intelligence, que nous tâcherons, par une affection sainte (ici un mot rayé) de nous guérir mutuellement du mal que nous avons souffert l’un pour l’autre.

Hélas non ! ce n’était pas notre faute. Nous suivions notre destinée, et nos caractères plus âpres, plus violents que ceux des autres, nous empêchaient d’accepter la vie des amants Page:Sand Musset Decori - Correspondance.djvu/73 Page:Sand Musset Decori - Correspondance.djvu/74 Page:Sand Musset Decori - Correspondance.djvu/75 Page:Sand Musset Decori - Correspondance.djvu/76 Page:Sand Musset Decori - Correspondance.djvu/77 Page:Sand Musset Decori - Correspondance.djvu/78 Page:Sand Musset Decori - Correspondance.djvu/79 Page:Sand Musset Decori - Correspondance.djvu/80 Page:Sand Musset Decori - Correspondance.djvu/81 Page:Sand Musset Decori - Correspondance.djvu/82 Page:Sand Musset Decori - Correspondance.djvu/83 Page:Sand Musset Decori - Correspondance.djvu/84 Page:Sand Musset Decori - Correspondance.djvu/85 Page:Sand Musset Decori - Correspondance.djvu/86 Page:Sand Musset Decori - Correspondance.djvu/87 Page:Sand Musset Decori - Correspondance.djvu/88 Page:Sand Musset Decori - Correspondance.djvu/89 Page:Sand Musset Decori - Correspondance.djvu/90 Page:Sand Musset Decori - Correspondance.djvu/91 Page:Sand Musset Decori - Correspondance.djvu/92 Page:Sand Musset Decori - Correspondance.djvu/93 Page:Sand Musset Decori - Correspondance.djvu/94 Page:Sand Musset Decori - Correspondance.djvu/95 Page:Sand Musset Decori - Correspondance.djvu/96 Page:Sand Musset Decori - Correspondance.djvu/97 Page:Sand Musset Decori - Correspondance.djvu/98 Page:Sand Musset Decori - Correspondance.djvu/99 Page:Sand Musset Decori - Correspondance.djvu/100 Page:Sand Musset Decori - Correspondance.djvu/101 Page:Sand Musset Decori - Correspondance.djvu/102 Page:Sand Musset Decori - Correspondance.djvu/103 Page:Sand Musset Decori - Correspondance.djvu/104 Page:Sand Musset Decori - Correspondance.djvu/105 Page:Sand Musset Decori - Correspondance.djvu/106 Page:Sand Musset Decori - Correspondance.djvu/107 Page:Sand Musset Decori - Correspondance.djvu/108 Page:Sand Musset Decori - Correspondance.djvu/109 Page:Sand Musset Decori - Correspondance.djvu/110 Page:Sand Musset Decori - Correspondance.djvu/111 Page:Sand Musset Decori - Correspondance.djvu/112 Page:Sand Musset Decori - Correspondance.djvu/113 Page:Sand Musset Decori - Correspondance.djvu/114 Page:Sand Musset Decori - Correspondance.djvu/115 Page:Sand Musset Decori - Correspondance.djvu/116 Page:Sand Musset Decori - Correspondance.djvu/117 Page:Sand Musset Decori - Correspondance.djvu/118 Page:Sand Musset Decori - Correspondance.djvu/119 Page:Sand Musset Decori - Correspondance.djvu/120 Page:Sand Musset Decori - Correspondance.djvu/121 Page:Sand Musset Decori - Correspondance.djvu/122 Page:Sand Musset Decori - Correspondance.djvu/123 Page:Sand Musset Decori - Correspondance.djvu/124 Page:Sand Musset Decori - Correspondance.djvu/125 Page:Sand Musset Decori - Correspondance.djvu/126 Page:Sand Musset Decori - Correspondance.djvu/127 Page:Sand Musset Decori - Correspondance.djvu/128 Page:Sand Musset Decori - Correspondance.djvu/129 Page:Sand Musset Decori - Correspondance.djvu/130 Page:Sand Musset Decori - Correspondance.djvu/131 Page:Sand Musset Decori - Correspondance.djvu/132 Page:Sand Musset Decori - Correspondance.djvu/133 Page:Sand Musset Decori - Correspondance.djvu/134 Page:Sand Musset Decori - Correspondance.djvu/135 Page:Sand Musset Decori - Correspondance.djvu/136 Page:Sand Musset Decori - Correspondance.djvu/137 Page:Sand Musset Decori - Correspondance.djvu/138 Page:Sand Musset Decori - Correspondance.djvu/139 Page:Sand Musset Decori - Correspondance.djvu/140 Page:Sand Musset Decori - Correspondance.djvu/141 Page:Sand Musset Decori - Correspondance.djvu/142 Page:Sand Musset Decori - Correspondance.djvu/143 Page:Sand Musset Decori - Correspondance.djvu/144 Page:Sand Musset Decori - Correspondance.djvu/145 Page:Sand Musset Decori - Correspondance.djvu/146 Page:Sand Musset Decori - Correspondance.djvu/147 Page:Sand Musset Decori - Correspondance.djvu/148 Page:Sand Musset Decori - Correspondance.djvu/149 Page:Sand Musset Decori - Correspondance.djvu/150 Page:Sand Musset Decori - Correspondance.djvu/151 Page:Sand Musset Decori - Correspondance.djvu/152 Page:Sand Musset Decori - Correspondance.djvu/153 Page:Sand Musset Decori - Correspondance.djvu/154 Page:Sand Musset Decori - Correspondance.djvu/155 Page:Sand Musset Decori - Correspondance.djvu/156 Page:Sand Musset Decori - Correspondance.djvu/157 Page:Sand Musset Decori - Correspondance.djvu/158 Page:Sand Musset Decori - Correspondance.djvu/159 Page:Sand Musset Decori - Correspondance.djvu/160 Page:Sand Musset Decori - Correspondance.djvu/161 Page:Sand Musset Decori - Correspondance.djvu/162 Page:Sand Musset Decori - Correspondance.djvu/163 Page:Sand Musset Decori - Correspondance.djvu/164 Page:Sand Musset Decori - Correspondance.djvu/165 Page:Sand Musset Decori - Correspondance.djvu/166 Page:Sand Musset Decori - Correspondance.djvu/167 Page:Sand Musset Decori - Correspondance.djvu/168 Page:Sand Musset Decori - Correspondance.djvu/169 ni qu’une chute peut briser. Tu n’es pas destiné à ramper sur la boue de la réalité. Tu es fait pour créer ta réalité toi-même dans un monde plus élevé, et pour trouver tes joies dans le plus noble exercice des facultés de ton âme. Va, espère, et que ta vie soit un poème aussi beau que ceux qu’a rêvés ton intelligence. Un jour tu le reliras avec les saintes joies de l’orgueil. Tu verras peut-être derrière loi bien des débris ; mais tu seras debout et sans tache, au milieu des trahisons, des bassesses et des turpitudes d’autrui. Celui qui s’est toujours livré loyalement et généreusement peut avoir à souffrir, mais à rougir, jamais ; et peut-être que la récompense est là toute entière. Jésus disait à Madeleine : « il te sera beaucoup remis, parce que tu as beaucoup aimé. »

Vois combien tu te trompais quand tu te croyais usé par les plaisirs et abruti par l’expérience ! Vois que ton corps s’est renouvelé et que ton âme sort de sa chrysalide. Si, dans son engourdissement, elle a produit de si beaux poèmes, quels sentiments, quelles idées en sortiront maintenant qu’elle a déployé ses ailes ? Aime et écris, c’est ta vocation, mon ami. Monte vers Dieu, sur les rayons de ton génie, et envoie ta muse sur la terre, raconter aux hommes les mystères de l’amour et de la foi. Et n’aie pas peur. Dirige mieux ton orgueil, ne l’étouffe pas, tu n’en as pas trop, et à voir quels buts puérils tu lui donnais, j’ai souvent cru que tu n’en avais pas assez. Mais il n’était qu’endormi, ce juste orgueil qui te fait dire maintenant : Je vais me livrer, je vais me risquer. Oui, cela est beau et grand. Tous les sots ont l’orgueil de dire : Je ne me risque pas, moi ! — Ils tiennent à leur repos comme les inutiles à la vie. Un homme comme toi n’est complet que lorsqu’il s’est livré.

T’ai-je dit que j’avais fait mes adieux à l’enthousiasme ? Si je l’ai dit, j’ai voulu parler de cet enthousiasme des premières années de la carrière, qui a besoin d’être si ardent pour en couvrir les difficultés. Mais cette force que j’avais pour fermer les yeux, afin d’y conserver le rayon de mon soleil, alors même qu’il s’éteignait, je n’en al plus besoin. Je contemple, les yeux toujours ouverts, une lumière toujours éclatante et pure. Tu m’as fait de grandes et belles prédictions, dans les élans de ta plus vive amitié, alors qu’elle était déjà assez forte pour faire taire les intérêts de l’amour. Tu m’as dit qu’il était temps pour moi de recueillir le fruit de toute une vie de fatigue et que le dernier amour d’une femme était le plus beau. Tes prédictions se réalisent, mon enfant, et j’oublie jusqu’au nom des souffrances que je croyais autrefois inévitablement liées à l’affection. Je souffre encore souvent et beaucoup, mais jamais par lui. N’ayant pas une petite pièce de monnaie pour m’acheter un bouquet, il se lève avant le jour et fait deux lieues à pied pour m’en cueillir un dans les jardins des faubourgs. Cette petite chose est le résumé de toute sa conduite. Il me sert, il me porte et il me remercie. Oh, dis-moi que tu es heureux et je le serai.

Ce mot si beau des deux êtres qui s’aiment sur la terre et qui font un ange dans le ciel est de Delatouche. Tu le trouveras imprimé dans la Reine d’Espagne, une comédie qui a été sifflée outrageusement, quoi qu’elle méritât tout le contraire. À cette phrase si belle et si sainte, un monsieur du parterre a crié : Oh ! quelle cochonnerie ! et les sifflets n’ont pas permis à l’acteur d’aller plus loin.

C’est comme cela que le public de France comprend. Ces bons Italiens sont tout le contraire. Ils applaudissent tout, ils pleurent, ils rient, ils trépignent, ils s’émeuvent, ils s’exaltent. Le bon, le mauvais, tout leur va. Pourvu qu’on touche leur fibre sensitive, peu importe que ce soit avec un sceptre ou avec un balai… (deux mots effacés) leur plairait excessivement, et pourtant ils pleurent très à propos à un mot simple et touchant de Kotzebue. Hier je voyais jouer une détestable traduction du… (mot effacé) ; au milieu des éternelles déclamations morales et philosophiques, il y eut un mot de rien qui fut très goûté et avec raison, par le plus grossier public du monde. Un vieux capitaine, jovial, bon et beau parleur, tend la main à un jeune aveugle en lui disant : Et toi, mon pauvre Cupidon ? C’est un de ces mots qui plaisent sans qu’on puisse dire pourquoi, et que nous aimions tant à rencontrer parce qu’ils nous frappaient tous deux en même temps, t’en souviens-tu, mon bon petit ?

À quelle époque vas-tu à Aix ? Arrange-toi, je t’en prie, de manière à ce que je sache où tu seras afin que si je ne te trouve pas à Paris, je te rencontre, du moins, en route. Dis-moi, toi qui as fait le voyage par Genève, combien il me faut d’argent pour le faire seule, afin que j’ordonne mes affaires en conséquence.

Adieu, mon bon enfant chéri. Je t’ai prié d’aller voir mon fils, cela t’a peut-être contrarié ; j’étais si inquiète que je ne savais à quel saint me vouer. Enfin, Papet m’a donné de lui d’excellentes nouvelles. Adieu, cher ange, porte-toi toujours bien. Pagello me dit qu’il est en train de t’écrire un sermon sur le vin de Champagne. Sois sûr que s’il en avait sous la main, il en boirait une bouteille à chaque point de son discours. Sois sûr aussi que tu es bien aimé. Adieu, adieu, voilà l’heure du courrier. Écris-moi beaucoup. Si tu savais quels bons jours sont ceux qui m’apportent une lettre de toi.




Lettre du docteur Pagello
à Alfred de Musset [1]

Caro Alfredo,
Venezia, 15 Ginguo 1834.

Non ci abiamo scritto ancora ne l’uno ne l’altro, forse perche l’uno ne l’altro volea esser primo. Questo non tolse pero quella muta corrispondanza d’affetti che ci iegherà sempre di nodi, sublimi per noi, e incomprensibili agli altri. Godo di sentirvi sano di corpo e forte di spirito. Io ho sempre vaticinato bene della vostra salute, tuttoché voi abbiate Page:Sand Musset Decori - Correspondance.djvu/177 Page:Sand Musset Decori - Correspondance.djvu/178 Page:Sand Musset Decori - Correspondance.djvu/179 Page:Sand Musset Decori - Correspondance.djvu/180 Page:Sand Musset Decori - Correspondance.djvu/181 Page:Sand Musset Decori - Correspondance.djvu/182 Page:Sand Musset Decori - Correspondance.djvu/183 Page:Sand Musset Decori - Correspondance.djvu/184 Page:Sand Musset Decori - Correspondance.djvu/185 Page:Sand Musset Decori - Correspondance.djvu/186 Page:Sand Musset Decori - Correspondance.djvu/187 Page:Sand Musset Decori - Correspondance.djvu/188 Page:Sand Musset Decori - Correspondance.djvu/189 Page:Sand Musset Decori - Correspondance.djvu/190 Page:Sand Musset Decori - Correspondance.djvu/191 Page:Sand Musset Decori - Correspondance.djvu/192 Page:Sand Musset Decori - Correspondance.djvu/193 Page:Sand Musset Decori - Correspondance.djvu/194 Page:Sand Musset Decori - Correspondance.djvu/195 Page:Sand Musset Decori - Correspondance.djvu/196 était fondé le juste remords qui m’a saisi à cet article de votre lettre. Mais je vous promets que jamais, jamais je ne boirai plus de cette maudite boisson, — sans me faire les plus grands reproches.

George me mande que vous hésitez à venir ici avec elle ; il faut venir, mon ami, ou ne pas la laisser partir. Trois cents lieues sont trop longues, pour une femme seule. Je sais bien qu’elle vous dira à cela qu’elle est forte comme un Turc. Mais je vous dirai moi, à l’oreille, et tout bas, que le plus petit Turc est plus fort que la plus forte femme d’Europe ; croyez-m’en, moi qui ne suis pas Turc et venez. Je vous promets de vous montrer, si vous êtes curieux de le voir, un de vos meilleurs amis.

Alfd de Mt.



  1. Cher Alfred,
    Venise, 15 Juin 1834.

    Nous ne nous sommes écrit encore ni l’un ni l’autre, peut-être parce que ni l’un ni l’autre ne voulait être le premier. Ceci pourtant n’empêche pas la muette correspondance d’affection qui nous liera toujours de ses nœuds, sublimes pour nous, incompréhensibles pour les autres.