Correspondance d’Orient, 1830-1831/049s

Correspondance d’Orient, 1830-1831
Ducollet (p. 406-414).

LETTRE L.

UN MOT SUR L’ESCLAVAGE EN TURQUIE.

Péra, septembre 1830.

L’esclavage, dans l’empire des Osmanlis et dans une grande partie de l’Orient, ne ressemble point à ce qu’il était chez les anciens Grecs et chez les Romains ; il ne ressemble pas non plus à ce qu’il est encore dans plusieurs de nos colonies d’Amérique. Lorsqu’on examine l’état et le sort des esclaves dans l’antiquité, on les voit exclusivement chargés des soins les plus laborieux de la société. Un sentiment de mépris qui s’attache à leur condition, en fait une classe à part et les sépare entièrement des enfans de la cité. Ils sont partout regardés comme des ennemis qu’il faut sans cesse surveiller ; aussi Rome voyait-elle souvent éclater des révoltes, des guerres d’esclaves, qui menaçaient l’existence même de la république. Il n’en est pas de même en Turquie, où la législation qui concerne les esclaves est beaucoup moins sévère qu’elle ne l’a jamais été dans aucun autre pays. La servitude chez les Turcs n’est insupportable que pour les chrétiens qui restent fidèles à leur religion ; les esclaves musulmans sont efficacement protégés par la croyance religieuse et par les mœurs du pays. Leur condition ne fait naître aucune idée de mépris ; il est rare qu’un esclave ne soit affranchi au bout de quelques années, et le souvenir de sa servitude ne le suit point dans l’état de liberté. Si beaucoup d’esclaves pris en Morée et dans l’Archipel ont refusé, comme je vous l’ai dit plus haut, de revenir dans leur pays, on peut sans doute en donner pour raison qu’ils étaient liés par leur nouvelle profession de foi ; mais on peut croire aussi qu’ils persistaient à rester chez les Turcs, parce que leur servitude ne leur paraissait pas trop dure. L’histoire nous apprend que la même chose arriva après le traité de Carlowitz ; des commissaires du czar parcoururent toutes les provinces de l’empire ottoman pour ramener avec eux les esclaves de leur nation ; un très petit nombre de ces esclaves se décidèrent à retourner en Russie.

Il est encore un autre point de vue sous lequel on peut envisager l’esclavage en Turquie ; le despotisme oriental a toujours aimé à s’entourer d’esclaves ; les sujets qu’il préfère sont ceux qu’il achète et qu’il fait venir de loin, qui n’ont point de racines dans le pays, point d’attachement, point de lien, et qui n’ont d’autre cause à défendre que la sienne, d’autre habitude que celle de lui obéir. Aussi l’histoire d’Orient nous montre-t-elle presque toujours les grands monarques confiant à des esclaves la garde de leur personne et même le soin de gouverner ou de contenir les peuples. Souvent les esclaves sont ainsi devenus les maîtres, et les empires ont changé de face, comme on l’a vu en Égypte, où les sultans avaient été remplacés par les mamelukes. La dynastie ottomane n’a point eu le sort des autres dynasties d’Orient, mais la Turquie n’en a pas moins été livrée de tout temps à l’influence des esclaves. Sans remonter à des époques éloignées, ne voit-on pas encore aujourd’hui des ministres tout-puissans qui, dans leur jeunesse, ont été achetés au bazar ; combien de pachas, combien d’officiers de l’armée ont été amenés comme captifs des côtes de la Mer-Noire ou des rivages de l’Afrique ; je ne vous rappellerai point quel crédit ont eu quelquefois les Eunuques blancs ou noirs, ce qu’ils ont été et ce qu’ils sont encore à la cour du prince. Vous voyez quels rangs occupent dans ce pays les esclaves ou si vous le voulez les affranchis, vous voyez quels intérêts on leur confie, à quels honneurs ils peuvent prétendre. Que vous dirai-je des femmes esclaves et surtout des Circassiennes ? à quelle famille n’ont-elles pas donné des enfans, à commencer par la famille impériale ? Dans quel harem n’ont-elles pas dominé et ne dominent-elles pas encore ? Quel empire n’exercent-elles pas dans l’état et dans les foyers domestiques des Osmanlis ?

Au milieu d’un pareil état de choses, on peut se figurer quels changemens apporterait dans la société l’abolition de l’esclavage, amenée par l’impossibilité de la traite ou par toute autre cause ; je ne veux point me livrer ici à des considérations générales, mais il me semble au premier coup-d’œil, que si les bazars venaient à être déserts, l’état de la famille en Turquie se trouverait amélioré, et que la civilisation pourrait partir de là pour faire quelques progrès. On n’a pas besoin de beaucoup réfléchir pour juger combien cette facilité de remplacer des épouses par des esclaves, ou de prendre des esclaves pour épouses, de louer, d’acheter au bazar des moyens de continuer sa race, combien cette facilité, dis-je, doit dénaturer le véritable esprit de la famille, et jeter des germes de dissolution dans le mariage, cette association naturelle, par où toute société politique doit commencer. Je sais bien que le Coran avec sa polygamie n’est pas propre à remédier au mal ; pour organiser la famille, et pour lui donner quelque chose de saint, de fort et de durable, il ne faut pas non plus s’en rapporter au despotisme, à moins qu’il ne veuille donner sa démission ; car toute autorité qui s’élève, lui porte ombrage, et la famille même du despote ottoman ne trouve pas grâce devant les jalousies du pouvoir. Ajoutez à cela que les chefs de l’Empire ne se marient jamais, et que le titre d’épouse est inconnu au sérail : en voyant cette quantité d’esclaves destinés à perpétuer la famille impériale, je me demande quelquefois jusqu’où doit aller la parenté des sultans du côté des femmes, et si les successeurs d’Osman ne pourraient pas être appelés aussi les fils de la pluie, les fils des nuées[1]. De ce désordre, ou plutôt de cette absence de la famille est née chez les Osmanlis une égalité insouciante, triste et sauvage, qui exclut l’esprit d’émulation et les sentimens généreux, avec laquelle il n’y a ni gloire, ni société, ni patrie. Chez les anciens, l’esclavage d’un certain nombre d’hommes donnait quelques avantages à la cité, et tournait, au profit de la liberté des citoyens ; chez les musulmans, l’esclavage ne profite à personne. Les esclaves que le despotisme favorise, que la famille reçoit dans son sein, sont en Turquie comme ces plantes parasites qui se mêlent à la moisson et lui dérobent les sucs de la terre et les rosées du ciel.

Ce qu’il y a de plus étrange dans cet empire ottoman auquel les pays étrangers donnent des soldats, des ministres et des chefs, chez ce peuple à qui tous les pays fournissent des femmes, les serviteurs manquent à l’état, les épouses et les enfans à la famille. La population turque diminue sensiblement, tandis qu’on voit s’accroître chaque jour la population des autres nations indigènes qui n’ont point d’esclaves, et qui se contentent, de leurs propres femmes, des femmes nées dans le pays. Les femmes sont pour les Osmanlis une production exotique qu’on fait venir de loin, que la guerre faisait abonder et qui devient plus rare dans la paix ; aujourd’hui les bazars ne sont plus approvisionnés que par la Circassie et quelques pays d’Afrique. Plusieurs des marchands avec lesquels je me suis entretenu, regrettent le temps passé, et prévoient une époque où il n’y aura plus d’esclaves, ce qu’ils regardent comme un grand malheur ; je suis loin de trouver à cela un grand malheur ; mais on doit au moins y voir une grande révolution dans les mœurs du peuple et l’état de la société.

Si je demeurais longtemps à Constantinople, j’irais souvent au bazar des esclaves, et je ne manquerais pas d’interroger les marchands sur les progrès ou la décadence de leur commerce. J’irais au bazar pour savoir où en est l’empire, où en sont les institutions de la Turquie, comme chez nous on va à la Bourse pour savoir où en est le crédit public.

P. S. Dans votre dernière lettre, vous demandez des nouvelles de la fugitive Lesbienne qui était venue chercher un asile dans l’Armenio, lorsque nous étions retenus sur les côtes de Mételin ; il a fallu ici, comme pour beaucoup de merveilles de ce pays, renoncer à nos illusions, à nos enchantemens : notre Lesbienne, restée sur le navire ragustin, est arrivée ici quelques jours après nous ; elle a d’abord été accueillie par des Grecs charitables ; elle promettait d’abjurer l’islamisme et de revenir à la religion chrétienne ; mais la retraite et les austérités qui devaient précéder la cérémonie de son abjuration, ont effrayé sa dévotion mal affermie. Je ne suivrai point la pauvre compatriote de Sapho dans tout ce qui lui est arrivé à Bysance ; il me suffira de vous dire que le côté romanesque de ses aventures a perdu tout ce qui pouvait nous intéresser, et qu’après avoir mérité une place dans les romans de Walter Scott, elle ne pourrait pas même figurer maintenant parmi les personnages de notre Paul de Kock. Comme sa conduite n’a pas été sans scandale, et qu’elle s’est fait enlever par un Turc, elle peut être poursuivie par la police du Vaivode de Galata. Pour se mettre à l’abri elle veut partir pour Syra ; or, vous saurez que l’île de Syra est aujourd’hui pour l’Archipel ce qu’était la voluptueuse Corinthe pour l’ancienne Grèce.

Il faut que je vous dise aussi ce que sont devenus les compagnons de voyage que nous avons trouvés sur les bords de l’Hellespont, et qui nous ont suivis jusqu’à Constantinople. Vous apprendrez avec plaisir que notre philhellène Franc-Comtois, qui s’est battu pendant trois ans pour l’indépendance des Grecs de la Morée, vient d’obtenir du service dans les nouvelles milices du sultan ; le voilà monté au rang de sous-instructeur dans l’armée impériale. Il est venu nous voir à Péra avec le tarbouch rouge, avec la veste et le pantalon de drap bleu, prescrit par les derniers réglemens. Notre pauvre Piémontais Michel a été moins heureux : il croyait trouver un asile chez un oncle, négociant à Galata ; mais au moment où il arrivait à Constantinople, son oncle partait pour l’éternité, ne laissant dans ce monde que des dettes. Le pauvre Michel aurait bien voulu trouver une place où il pût exercer ses talens ! Pourquoi le cuisinier du brick le Génie n’aurait-il pas été reçu dans les cuisines impériales comme notre Franc-Comtois dans l’armée de sa Hautesse ? Michel en était à regretter que la civilisation n’eût pas fait encore assez de progrès pour qu’il fût placé convenablement dans la capitale des Turcs. Pour comble de malheur, la fièvre est venue le saisir ; nous l’avons vu, ces jours derniers, pâle, maigre, découragé. Ce n’était plus ce Michel qui, robuste et joyeux, nous devançait dans tous les gîtes, et s’en allait chaque jour à la découverte dans les montagnes de l’Anatolie et sur le rives de l’Hellespont ; la tristesse était peinte sur sa figure, son œil était morne, ses jambes supportaient avec peine le poids de son corps. Cependant le courage ne l’a point abandonné, et puisqu’il n’a pas trouvé la fortune à Constantinople, il a résolu d’aller la chercher à Brousse ; associé avec une femme grecque, il va établir une taverne dans l’ancienne cité de Prusias. Puisse-t-il être heureux au pied du mont Olympe ! puisse-t-il ne pas mourir sur un chemin d’Asie, si loin de la paisible vallée d’Aost !

Je ne vous dirai rien du prêtre arménien, qui a été consolé des rigueurs de l’exil par la charité de ses compatriotes. Lorsque nous l’avons revu, nous lui avons rappelé ses frayeurs pendant notre navigation ; il a bien juré de ne plus voyager par mer ; et s’il est encore exilé en Égypte, il s’y rendra par terre. Quant au sous-officier de Capo-d’Istria, il est parti pour Andrinople avec le projet de revoir sa famille, et de faire en même temps un peu de propagande sur la route. Vous me pardonnerez ces détails qui d’ailleurs ne seraient pas tout-à-fait déplacés dans un tableau des mœurs de l’Orient.

Je vous écrirai encore plusieurs lettres sur Constantinople.


  1. Ces mots sont une grande injure chez les Turcs.