Correspondance d’Orient, 1830-1831/047s2

Correspondance d’Orient, 1830-1831
Ducollet (p. 367-376).

SUITE
DE LA LETTRE XLVII.

LA DIPLOMATIE DES TURCS.

Péra, septembre 1830.

La politique du divan se réduit presque tout entière aujourd’hui à des négociations avec Péra, car c’est de là que peuvent venir le salut ou la ruine de l’empire ; il y a dans ces négociations des mystères que je n’entreprendrai point de pénétrer ; pour en parler, il faut attendre qu’un réis-effendi, homme d’esprit, impose à son calem au bec noir l’obligation de nous dire toute la vérité. Je m’en tiendrai donc à des observations générales.

Ce que j’ai d’abord remarqué dans la diplomatie turque, c’est la lenteur qu’elle met dans les affaires. Depuis que j’étudie les Osmanlis, rien ne m’a plus frappé que cette inertie obstinée, que cette immobilité opiniâtre avec laquelle ils résistent à la supériorité de leurs ennemis et à la force du temps qui les entraîne. Aussi, leurs diplomates sont-ils les gens les plus habiles du monde à élever des incidens pour qu’une affaire ne se termine point ou pour qu’elle recommence si elle vient à finir. Dans certaines occasions, les avertissemens, les menaces, les périls, la nécessité même, rien ne peut les déterminer à presser une négociation ; ils bravent tout plutôt que de prendre un parti ; car, disent-ils, le chien aboye et la caravane passe.

Il y a bien long-temps qu’on négocie pour les affaires de la Grèce. Ces négociations ne sont guère plus avancées que le premier jour ; je me rappelle que lorsque j’allai à Athènes, je me trouvai avec M. Rouan, ministre français, chez le pacha de Négrepont. M. Rouan venait signifier aux commandans turcs l’ordre d’évacuer l’Acropolis et de laisser la place aux commissaires de Capo-d’Istria ; tout cela était convenu avec les puissances alliées, et les Turcs devaient y accéder. Comme je ne connaissais rien encore de la politique ottomane, j’avais envie de rester dans la ville de Minerve, afin de visiter la citadelle qui allait bientôt être évacuée, et pour contempler à mon aise les ruines du Parthenon, dont l’accès avait été long-temps interdit aux voyageurs ; cependant, sur l’avis de gens qui en savaient beaucoup plus que moi, je continuai ma route et je fis sagement, car, depuis mon passage à
 Athènes, plus de quatre mois se sont écoulés, et les
 Turcs, nous dit-on, sont encore dans l’Acropolis.
 Au moment où j’écris cette lettre, tous les cabinets
 de l’Europe ont reconnu le pavillon tricolore, signe
 de votre révolution de juillet ; la Porte hésite encore à le reconnaître. On a refusé d’abord de recevoir les notes remises à ce sujet ; on a refusé ensuite de les lire, puis on a pris du temps pour répondre ; enfin, on a dit que le pavillon tricolore
 était survenu, mais qu’il pouvait en survenir un
 autre, et qu’il était sage d’attendre. N’allez pas
 croire néanmoins que la Porte prenne un intérêt
 quelconque à la cause de notre légitimité. Le sultan déplore, il est vrai, le sort de la France ; mais
 le seul remède qu’il trouve aux calamités d’une révolution, c’est de placer sur le trône des lys le
 fils de Napoléon Bonaparte ; ainsi, toute cette résistance des Turcs se fait uniquement pour obéir à l’esprit de leur diplomatie, et pour savoir s’il y au
rait au fond d’un événement quelque chose qui la
 favorise.

Dans ce pays-ci, le temps paraît être chargé de
toutes les affaires difficiles ou douteuses ; le grand 
mot : bakaloum (nous verrons), est le secret de toute
 la politique des Ottomans, et depuis que j’ai vu le
parti qu’ils ont tiré de cette politique dans les derniers temps, je comprends mieux le vieux proverbe
 des Orientaux : Prendre un lièvre avec une charrette. Après avoir été battus dans une campagne, il leur est arrivé, quelquefois, de se relever dans une négociation. Nous avons vu les Turcs se montrer avec éclat dans la défense d’une ville ; il en est de même lorsqu’ils sont retranchés dans les questions et les subtilités de la diplomatie ; placez-les derrière une muraille ou derrière un traité, et vous verrez ce que peuvent encore leur courage, leur patience et leur génie opiniâtre.

Il ne faut pas croire que les Turcs aient toujours eu à se louer de la bonne foi des Francs, et même de celle de leurs meilleurs amis ; on leur a souvent fait la guerre, on les a souvent dépouillés, tout en leur adressant les protestations les plus amicales ; mais, si d’un côté on prodigue les fausses promesses, de l’autre, on ne les épargne guère. Les Turcs ne se plaignent pas, avec trop d’amertume, d’un manque de foi ou d’une perfidie, parce qu’ils ne mettent pas eux-mêmes une grande franchise dans leurs démonstrations d’amitié. Le divan ne s’occupe pas de distinguer un attachement véritable d’un attachement équivoque, et ne songe qu’à tirer parti de l’un ou de l’autre. Les Osmanlis mettent tous leurs soins à étudier de quel côté vient la force et se tournent, volontiers de ce côté. Les Russes, qui les ont battus, attirent maintenant leur attention et leur déférence. L’ambassade russe a la plus grande prépondérance dans le divan, et tout le monde craint de lui déplaire.

Un spectacle fort amusant pour un observateur, c’est de voir comment les Turcs tirent parti de l’intérêt que l’Europe chrétienne prend à leur situation
 présente. Lorsqu’on leur demande une chose difficile, une chose qu’ils ne veulent pas accorder, lorsqu’on les menace de quelques démonstrations 
hostiles, leur diplomatie suppliante ne manque pas 
d’intercéder en faveur d’un ordre de choses qui leur 
vient de l’Occident et qu’on peut compromettre ; ils espèrent qu’on aura des égards pour l’œuvre encore
 fragile d’une civilisation commencée : leurs réclamations, ainsi motivées, ont quelquefois produit 
leur effet. Il n’est pas de ministre étranger qui ne
 se croye obligé de donner à la Porte quelques leçons de la civilisation européenne ; il s’en retourne 
fort content d’avoir été entendu avec docilité, tan1
dis que les membres du divan se moquent de leur 
conseiller et de ses avis. Des ministres du sultan, pour vous intéresser davantage, iront même jusqu’à
 faire l’abnégation de l’amour-propre national ; et si 
on leur montre quelque impatience de les voir marcher si lentement dans la carrière des réformes, ils 
vous diront d’un ton naïf : Que voulez-vous ? nous 
sommes des Turcs. Comment n’être pas pris à ce
piège ? Je demandais un jour à un homme en place, 
pourquoi sa nation avait montré autrefois tant d’ardeur, tant d’activité, et qu’elle montrait tant d’indolence aujourd’hui. — Pourquoi alliez-vous si vite 
alors, et pourquoi allez-vous avec tant de lenteur maintenant ? — C’est qu’autrefois, me répondit-il, nous arrivions, et que, maintenant nous nous en allons. Croyez-vous que dans un cas pareil, un de nos hommes d’état de Paris s’en tirât avec plus d’esprit et de grâce ?

Les Turcs, ou plutôt ceux qui gouvernent la Turquie, sont d’ailleurs persuadés que l’Europe ne veut pas que l’empire ottoman succombe et qu’il devienne la proie d’un conquérant ; cette persuasion fait leur sécurité au milieu des plus grands périls. Tandis que les Moscovites marchaient vers la capitale, le divan ne s’occupait d’aucun préparatif de défense, et le sultan se bornait à faire demander aux ambassadeurs s’ils le suivraient au-delà du Bosphore. On étranglait sur les places publiques quelques Osmanlis qui s’inquiétaient ; mais le Sérail paraissait fort tranquille : il attendait l’Europe, et l’Europe en effet arriva pour se placer entre Stamboul, la ville de toute sûreté, et l’armée victorieuse des Russes. Ce sont les ministres étrangers qui ont fait la dernière paix, et les Turcs l’ont signée comme témoins. Il faut d’ailleurs remarquer que les vieux souvenirs des Turcs sont quelquefois embarras sans pour leur diplomatie actuelle, et que les traditions des jours de la victoire ne vont guère à des temps comme ceux que nous voyons. La loi religieuse leur défend de rien céder de leurs conquêtes : point de paix, si elle n’est avantageuse, dit le Coran. On connaît cette autre maxime : Ne fléchissez pas, ne soyez jamais les premiers à provoquer la paix. D’après ces maximes qui sont encore des lois pour les Ottomans, les puissances chrétiennes viennent fort à propos pour se charger de la responsabilité des traités envers le prophète de la Mecque.

Il ne faut pas du reste exagérer les périls de la capitale dans la dernière guerre. Tout le monde sait aujourd’hui que la campagne des Russes n’avait pour objet que d’obtenir une paix avantageuse. Lorsque l’armée russe eut franchi le Balcan et qu’elle fut arrivée à Andrinople, sans presque rencontrer d’obstacles, les chefs se trouvèrent un moment embarrassés d’un succès auquel ils ne s’attendaient pas, et qui les entraînait plus loin que ne le portaient leurs instructions. Lorsque le ministre de Prusse chargé de proposer la paix, arriva au quartier-général des Moskovites, le maréchal Diebitch lui adressa d’abord ces paroles : Il y a longtemps que nous vous attendions. Dans les derniers temps, on a beaucoup parlé des projets ambitieux de la Russie ; on s’est ressouvenu de la politique de Catherine II ; la pensée même est venue de ressusciter l’empire de Constantin. Tous ces grands projets ne peuvent pas être examinés dans une lettre ; je ne m’arrêterai ici qu’à une seule considération, elle est tirée du caractère des Turcs. Il ne suffit pas de conquérir un pays, il faut que ce pays puisse être gouverné. Or, la plus grande partie de la population musulmane ne manquerait pas d’abandonner des provinces occupées par des chrétiens, car un Osmanli ne reste guère sur une terre où ne domine plus le Croissant ; je n’en veux pour preuve que les continuelles émigrations des Turcs de la Crimée. Supposez même que les Osmanlis n’abandonnent point la Turquie, soumise aux armes des Russes, que faire d’un peuple indolent, paresseux, misérable et toujours prêt à se révolter ? Peut-on croire que le czar veuille ajouter des déserts à ceux qu’il a déjà, et qu’il songe à étendre son pouvoir sur des populations qu’il ne pourrait jamais associer à ses desseins ni soumettre à ses lois ? Resteraient les Grecs, mais les Grecs suffiraient-ils à peupler le pays, et seraient-ils des sujets plus commodes ? Je ne parle point ici des mécontentemens et des oppositions qu’une pareille conquête trouverait en Europe. Tout bien considéré, je pense qu’il y a plus de gloire à protéger ou plutôt à laisser vivre ce vieil empire y qu’il n’y aurait de profit à le conquérir.

L’accord des cabinets suffit maintenant pour mettre la Turquie à l’abri d’une invasion étrangère ; mais que d’autres causes de destruction et de ruines ! Un esprit d’opposition qui s’appuie sur la loi religieuse, qu’entretiennent le fanatisme et les vieux préjugés, voilà pour la dynastie ottomane une source de difficultés, d’embarras, de périls, que la diplomatie ne saurait écarter ni prévenir. Si l’Europe chrétienne se mêlait aux discordes intérieures des Osmanlis, elle écraserait sans doute les rebellions les plus menaçantes, elle ferait triompher pour un moment l’autorité suprême ; mais ses victoires mêmes ne manqueraient pas d’irriter les passions du désespoir qui bravent tout, les haines fanatiques que rien n’apaise et qui ne pardonnent jamais. On risquerait ainsi d’affaiblir tout ce qu’on voudrait défendre ; on risquerait de rompre les derniers liens qui attachent le peuple à son souverain, et le souverain à son peuple. Une chose qu’il faut d’abord constater avant de parler de l’avenir de ce pays, c’est la répugnance invincible du peuple pour tout ce qui vient de ceux qui ne partagent point sa foi ; cette répugnance, quoiqu’elle soit maintenant un peu moins apparente, existe toujours au fond de toutes les opinions ; elle a neutralisé ce qu’il y avait de salutaire dans la réforme, elle peut neutraliser ou anéantir tous les moyens de salut qui se présenteront dans la suite. Singulière nation qui chaque jour est à la veille de périr et qui refuse d’être secourue, qui ne peut souffrir ni le mal, ni le médecin, ni le remède ! Elle est barbare, fanatique, aveugle, et pour qu’elle respecte un gouvernement, il faut que ce gouvernement lui ressemble ; tant que le souverain partage son aveuglement, et qu’il ne fait rien pour éloigner sa ruine, elle l’adore comme un Dieu ; elle s’en sépare dès qu’il prévoit le péril, et surtout lorsqu’il va chercher au dehors, ce qui pourrait la sauver. Tel est le véritable état de la Turquie en 1830 ; il est probable que le mal ne fera que s’accroître.

Après avoir lu dans l’histoire le récit des guerres sanglantes et cruelles au milieu desquelles s’est élevé l’empire ottoman, il serait permis peut-être de voir dans son état présent la juste expiation d’une gloire qui a long-temps désolé le monde ; toutefois on ne peut rester indifférent au spectacle d’une grande nation qui se précipite dans l’abîme. Je ne puis m’empêcher de déplorer cette fatale destinée, et quand je pense que la chute violente de l’empire des Osmanlis peut à la fois ébranler l’Orient et l’Occident, je forme des vœux pour que cet empire subsiste et que notre globe reste encore tel qu’il est.

P. S. Je vous ai envoyé plusieurs lettres de mon jeune compagnon sur le Bosphore, sur les eaux douces d’Europe et sur Belgrade ; vous y avez remarqué sans doute comme moi les progrès d’un talent véritable ; quand sa santé sera tout-à-fait rétablie, il ne nous manquera plus rien pour satisfaire votre curiosité et pour achever utilement notre voyage. Vous trouverez ici un petit tableau de Péra et de Scutari, plein d’aperçus et de traits de mœurs fidèlement rendus, qui révèlent un heureux esprit d’observation.