Correspondance d’Orient, 1830-1831/047

Correspondance d’Orient, 1830-1831
Ducollet (p. 348-358).

LETTRE XLVII.

LE SULTAN MAHMOUD.

Péra, septembre 1830.

Je vous ai à peine parlé, dans mes lettres, du sultan Mahmoud ; les événemens auxquels il a attaché son nom, en font un personnage historique qu’on ne peut oublier. Je l’ai vu plusieurs fois ; c’est un homme de quarante-cinq ans, d’une taille ordinaire, les épaules fortes, le nez aplati, le visage très-coloré ; sa physionomie ne révèle point l’énergie qu’il a déployée dans certaines circonstances ; il a le regard terne et sans expression, il ne manque pas cependant de dignité dans son maintien ; on dit généralement que Mahmoud est l’idole des harems, ce qui prouve que ses formes extérieures, telles qu’elles sont, répondent à l’idée que les femmes turques se font de la beauté, car je ne pense pas qu’il soit adoré dans les harems comme législateur.

Mahmoud monte fort bien à cheval ; il paraît avoir renoncé à la selle aux bords relevés, et au large étrier des Turcs. Nous avons eu occasion de vous parler de son nouveau costume qui est fort simple, et sous lequel sa hautesse ressemble bien moins à un sultan qu’à un de nos officiers de dragons. Les partisans de Mahmoud nous disent que ce prince n’a oublié ni l’exemple de Sélim, ni les leçons de l’adversité, les seules qui puissent profiter aux rois. Quoique des torrens de sang aient coulé sous son règne, on vante sa modération, et je ne crois pas qu’il tienne beaucoup au privilège que lui donnent les constitutions de l’empire de faire mourir quatorze personnes par jour ; sa libéralité, nous dit son historiographe, est si grande, que les mines de la terre seraient à peine une poignée de ses bienfaits. Il passe pour avoir l’esprit orné, et pour aimer la poésie, au moins quand elle le flatte. Mahmoud parle la langue arabe et la langue choisie des Turcs avec une facilité et une éloquence qu’on admire à sa cour. Les ambassades de Péra lui accordent le talent de rédiger avec netteté une note diplomatique ; on lui doit d’avoir changé le langage de la chancellerie ottomane, qui, grâce à lui, n’a plus ces formules orientales dont l’emphase serait aujourd’hui plus ridicule que jamais. Comme chaque sultan doit avoir un métier, il ne tiendrait qu’à Mahmoud de choisir celui de kiatih (écrivain), car ses courtisans nous disent des merveilles de son écriture, dont les points sont autant d’étoiles fixes, et qui mérite d’être suspendue à la voûte des cieux à côté des Gémeaux.

Je n’entamerai point ici le chapitre des mœurs privées ; si on répétait tout ce que débite la chronique scandaleuse, on aurait l’air de traduire certains passages de Pétrone ; mais comment, en pareil cas, s’assurer des faits ? La renommée nous parle d’esclaves qu’on a fait mourir seulement pour avoir vu. On accusé Mahmoud d’assister aux danses des courtisanes grecques, et d’y prendre plus de plaisir qu’il ne convient à un législateur. Je lui pardonne volontiers cette distraction, surtout si on exécute devant lui la danse de Flore si poétique, et la Romaïka célébrée par Homère. On ne doit pas cesser pour cela d’être le modèle des sultans, pas plus qu’on ne cesse à Paris d’être un grand roi ou un grand ministre, parce qu’on va quelquefois à l’Opéra. Mais vous savez que, lorsque le chef d’un état, lorsqu’un homme élevé par son rang ou par son génie, s’est annoncé au monde pour faire de grandes choses, on ne lui permet plus de se reposer ; sa vie est alors comme un drame joué à la face des nations, et dont chaque scène doit tendre au dénoûment.

Il s’en faut de beaucoup, sous ce rapport, que Mahmoud ait répondu à l’impatience du public ; on compte, dit un proverbe, les défauts de ceux qu’on attend, et Dieu sait quels reproches pleuvent aujourd’hui sur cette renommée qu’on se plaisait naguère à encenser ; les préventions contre le sultan sont si grandes qu’on revient sur tous les éloges qui lui avaient été donnés, la malignité remonte aux journées glorieuses du passé pour en effacer partout son nom ; on va maintenant jusqu’à lui disputer la gloire d’avoir triomphé des janissaires. On répète que dans le conseil assemblé pour apaiser la révolte du 16 juin, il commença par regarder autour de lui, pour voir quelle tête il pourrait jeter aux rebelles. Les hommes qu’il avait mis en avant, trop compromis pour s’arrêter, engagèrent le combat sans lui et malgré lui ; on ajoute qu’après la victoire, il voulut en avoir tout l’honneur, et qu’il est même devenu jaloux d’Hussein-Pacha, qu’il retient maintenant comme en exil à l’armée du Danube. Je ne vous donne ces détails qu’en hésitant ; il y a si peu de grands rois dans le monde, que je crains toujours d’en voir un de moins sur le tableau. S’il était vrai toutefois que le sultan n’eût pas commence la révolution, il peut aspirer du moins à l’honneur de la terminer, et cette tâche doit suffire à son ambition, s’il en connaît les difficultés. Une révolution commencée, lors même qu’elle n’a pour but qu’une réforme utile, n’est, à le bien prendre, qu’une espérance, une crainte, un doute, un péril ; elle ne devient une sécurité, un bien, une gloire, elle n’obtient l’approbation des hommes, que lorsqu’elle est accomplie, et qu’on peut jouir de ses bienfaits.

Sans partager ici l’opinion des censeurs, on est obligé d’avouer que le caractère du sultan manque de cette obstination, de cette ténacité si nécessaire aux grandes entreprises. On peut lui reprocher de mettre trop peu de suite dans ses projets comme dans ses goûts. On a remarqué que les femmes, l’étude, l’exercice de l’arc, les évolutions militaires, ont tour à tour, pour parler comme les Turcs, rempli les feuillets détachés de sa vie. Aujourd’hui, il ne voit plus, il n’admire plus, il ne recherche plus que les Francs. Voyez les Francs, dit-il quelquefois à ses courtisans, voyez-les beaucoup, pour apprendre à devenir des hommes ! Tel est l’esprit des Turcs, qu’il y a dans ces paroles du sultan de quoi motiver une sédition. Mahmoud ne peut l’ignorer ; aussi croit-on qu’il entre dans son amour pour les Francs beaucoup de dépit contre les Turcs, qui n’approuvent pas sa conduite et ne se laissent pas entraîner à ses idées. Quoi qu’il en soit, le sultan ne rêve maintenant que le bonheur d’obtenir l’attention et les suffrages de l’Europe ; il se fait extraire et traduire nos journaux dans lesquels il est question de lui. Au moment où je vous écris, cette passion d’une renommée européenne a redoublé d’ardeur ; au lieu d’achever le grand œuvre de sa réforme, il ne s’occupe que de faire voir ce qu’il a commencé ; il vient de passer deux revues pour nous montrer son armée et donner une fête au corps diplomatique.

La première de ces revues a eu lieu à San-Stéphano. Dès le matin, les troupes s’étaient rendues dans la plaine ; toute la diplomatie de Péra, hommes et femmes, s’est mise en marché de son côté, et s’est embarquée dans les caïques à trois où six paires de rames ; on avait dressé des tentes où chaque légation devait trouver un abri contre le soleil. J’ai suivi la foule des invités, et je suis entré dans la tente du réis-effendi, Hamid-Bey. Il peut se faire que le réis-effendi soit un homme de mérite ; mais on ne pense, en le regardant, qu’au grand sacrifice qu’il a fait au génie de la réforme, en adoptant le costume nouveau ; qui avait plus besoin que lui d’une robe flottante pour cacher des formes que la nature a trop négligées ? qui avait plus besoin du turban pour donner à une physionomie plate et commune une certaine dignité d’homme ? Le ministre de sa hautesse restait debout, position toujours incommode pour un musulman ; et ce qui devait l’embarrasser davantage, il avait la mission de faire les honneurs de la fête, de donner la main aux dames, et de leur adresser des complimens. Le grand Allah lui seul peut savoir quels efforts le ministre ottoman a dû faire pour imiter ainsi les manières des Francs, et se conformer aux intentions de son maître.

Cependant, l’infanterie du sultan était sous les armes ; les manœuvres allaient commencer. Mahmoud est sorti de son kiosque de San-Stéphano ; la plaine couverte de bataillons dans la plus grande tenue, présentait de loin un assez beau spectacle. Je suis resté avec beaucoup d’autres dans la tente du réis-effendi, et nous avons pu voir de là l’image d’une grande bataille, à laquelle assistait le sultan. Sa hautesse avait auprès d’elle plusieurs ministres des puissances chrétiennes. Les manœuvres, m’a-t-on dit, se sont faites médiocrement ; Mahmoud se tournait, de temps à autre, vers les ambassadeurs présens, mais les applaudissemens ont eu toute la réserve de la diplomatie. Le sultan, qui s’en est aperçu, s’est adressé à l’ambassadeur d’Angleterre, et lui a dit d’un ton modeste : « Nous sommes encore novices ; j’espère que vous serez plus content de notre cavalerie. »

L’exercice fini et la revue passée, le sultan s’est retiré. Le séraskier et le capitan-pacha sont venus, de sa part, pour assister au dîner diplomatique ; on nous a conduits dans une tente magnifiquement ornée, où se trouvait dressée une table de soixante couverts ; je me suis aperçu qu’on nous avait fait passer à travers une avenue de lauriers plantés le matin. Les convives ont pris place ; tout était à la française, jusqu’à l’argenterie empruntée à l’ambassade de France. Le capitan-pacha et le séraskier circulaient autour de la table pendant le dîner. Comme le costumé équivoque de la réforme ne permet pas toujours de reconnaître la dignité des personnages, et que les deux ministres de la Porte se tenaient derrière nous, j’ai été une fois sur le point de commettre une grosse bévue, et de demander à boire au grand-amiral. Des toasts ont été portés comme dans nos banquets patriotiques ; l’Europe qui était là a bu à la santé du sultan et au succès de sa révolution. Le séraskier, armé d’un verre où brillait le champagne, a bu à la santé des souverains dont les ambassadeurs étaient présens. La musique de Mahmoud s’est mise alors à jouer tous les airs de nos opéras de France et d’Italie ; et pour mettre un peu d’à-propos dans son concert, sans toutefois prendre un parti, elle a fait entendre, tour à tour, la Marseillaise, Vive Henri IV, God save the King ; ainsi s’est terminée la revue de San-Stéphano.

Peu de jours après, on a passé à Scutari une seconde revue ; la cavalerie a manœuvré dans la plaine ; des tentes étaient dressées sûr l’emplacement de l’ancien palais de Théodora, femme de Justinien ; à la revue de San-Stéphano, je n’avais vu que très-peu d’Osmanlis parmi les spectateurs ; mais celle de Scutari avait attiré une grande partie de la population de Constantinople ; la tente dans laquelle a été reçue le corps diplomatique était décorée avec la plus grande magnificence. Le dîner était servi à la manière des Francs ; cette fois, c’était l’ambassadeur russe qui avait prêté son cuisinier et son maître-d’hôtel ; on m’a dit que le sultan était entré dans les plus petits détails sur tous les préparatifs de cette fête ; l’étiquette musulmane n’a pas permis à sa hautesse de se mettre à table ; mais à la fin du dîner, elle n’a point dédaigné de paraître dans une assemblée d’infidèles ; je n’ai pas besoin de vous dire que tous les regards se sont portés vers le sultan ; je n’ai jamais vu d’homme plus embarrassé, plus intimidé : l’auteur d’une tragédie ou d’un mélodrame nouveau, qu’on traîne sur le théâtre après la représentation de sa pièce, est moins interdit que ne l’a été Mahmoud au premier abord ; cependant il s’est remis après quelques minutes ; il a adressé la parole à plusieurs ambassadeurs ; il a parlé aux dames avec une aisance pleine d’affabilité, et chacune d’elles a pu dire de lui comme madame de Sévigné de Louis XIV : il faut avouer que ce prince est un grand roi. Après le dîner, on a donné un beau feu d’artifice où nous avons admiré des éléphans, une mosquée avec son minaret, le Croissant dans tout son éclat et l’attaque ou la prise de Rhodes par Soliman. Tous les feux d’artifices donnés chez les Turcs, se terminent par cette conquête de Soliman, comme tous les dîners par le pilau. Nous sommes cependant bien loin aujourd’hui de la prise de Rhodes. Les étoiles flamboyantes qui brillaient dans l’air, laissaient voir par intervalle aux nombreux spectateurs la figure colorée du sultan et des groupes de femmes voilées ; quelques-unes de ces étoiles allaient éclater sur le champ des morts et nous montraient au loin les cimes des cyprès qui couvrant les cendres des Osmanlis. En voyant cette fête donnée aux infidèles, les ombres des vieux Ottomans ont dû croire qu’elles n’étaient plus en sûreté dans leur retraite de Scutari.

J’ai oublié de vous dire que le sultan a choisi un dimanche pour la fête de Scutari comme pour celle de San-Stéphano ; il a pris ce jour-là pour la commodité des Francs qui devaient y assister. Mahmoud mettait à tout cela une si grande importance, qu’il rougissait comme un écolier des complimens qu’on lui adressait. Le lendemain de la revue de Scutari, il a envoyé sur la colline de Péra pour savoir si on était content ; il est probable que les habitans de la noble colline auront été polis, et qu’il n’aura eu qu’à s’applaudir de leurs réponses. S’il me faisait l’honneur de me demander mon avis, je lui conseillerais de chercher dans des préoccupations plus graves et plus sérieuses l’approbation de l’Occident ; je lui dirais qu’aux lumières de notre civilisation, il se mêle beaucoup de petites choses, beaucoup de petits travers, et que ce n’est pas par là que les imitations doivent commencer ; je lui dirais qu’aux yeux des hommes sages de notre Europe, une vaine ostentation n’est point de la grandeur, et que l’amour d’une noble renommée n’a rien de commun avec ce besoin de se faire voir et d’être applaudi comme un acteur sur la scène.

Je vous ai déjà fait remarquer qu’il entrait un peu de dépit contre les vrais croyans dans cette conduite de Mahmoud ; peut-être voudrait-il retrouver chez nous la popularité qu’il a perdue chez les Turcs ! Il ne sait pas sans doute tout ce qu’il y aurait à redouter pour sa gloire, s’il la mettait en discussion au milieu des opinions mobiles de nos sociétés, et s’il en appelait, pour faire juger ses œuvres, à tous nos esprits raisonneurs, à tous nos distributeurs passionnés de la louange et du blâme. Lors même qu’il obtiendrait l’estime passagère des Francs, cette estime le défendrait-elle au moment du péril ! Qui sait si elle n’attirerait pas sur lui de nouveaux orages que tout l’Occident ne pourrait conjurer ! Il eût été plus sage, je crois, de chercher à plaire aux Osmanlis, qui seuls peuvent s’opposer ou s’associer efficacement à ses projets, car il faut avant tout chercher les suffrages des peuples qu’on est appelé à gouverner, et la gloire d’un grand roi doit toujours commencer dans son empire.