Correspondance d’Orient, 1830-1831/040

Correspondance d’Orient, 1830-1831
Ducollet (p. 258-265).
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LETTRE XL.

PÊCHE DANS LE BOSPHORE. — EMBOUCHURE DE LA NOIRE.

Á M. M……
Thérapia, septembre 1830.

Nous avons eu hier un agréable passe-temps ; on a fait la grande pêche dans le Bosphore, et je veux en parler avant de vous raconter ma promenade à l’embouchure de l’Euxin. Vous savez combien, le Bosphore est poissonneux : ainsi placé entre deux mers, il sert de passage aux habitans des eaux qui, en automne, s’en vont de la Mer-Noire dans l’Archipel, fuyant les froides brumes et les vents du nord ; au retour du printemps, ils reprennent le chemin de leurs premières demeures ; mais cette émigration leur est funeste ; ils échappent aux rigueurs de l’hiver, et n’échappent point à l’homme.

Le Bosphore est couvert d’une multitude de pêcheurs qui, les uns sont armés de leurs filets, et les autres debout ou assis sur la proue de leurs nacelles, tiennent en main le hameçon ; sur la rive du détroit, dans les anses, sous les rochers du bord, vous voyez une foule d’hommes et d’enfans qui balancent leurs lignes sur la surface des flots. Les femmes de Thérapia et de Buyuk-Deré ne restent point étrangères à cette guerre ; elles laissent flotter de longs paniers au courant de l’onde, et ces paniers sont autant de pièges. Dans quelques parties du rivage, s’élèvent des cabanons en bois du haut desquels les pêcheurs observent l’arrivée des poissons ; ce qu’ils découvrent d’abord, ce sont des points noirs qui se dessinent à travers l’azur des flots ; bientôt ils reconnaissent les bancs de poissons qui roulent sous les vagues comme des collines vivantes. Des bataillons de pélamydes, venus des Palus-Méotides, se pressent dans les eaux du détroit. Les grandes caravanes de l’Euxin, enveloppées et surprises de tous côtés, laissent derrière elles des milliers de prisonniers qu’on emporte dans les marchés de Stamboul et dans les principaux villages de la Propontide.

Dans le temps même où le Bosphore voit passer dans ses eaux les poissons de l’Euxin, des légions d’oiseaux descendent aussi sur ces rives. Les cailles se montrent par troupes innombrables, et les chasseurs se donnent rendez-vous dans les plaines de Saint-Étienne et de Pyrgos. Il faut admirer cet instinct d’émigration qui se fait sentir à la fois parmi les habitans de l’air et de l’onde, qui se renouvelle tous les ans, le même mois et de la même manière, et qui sans doute avait commencé bien avant le voyage des Argonautes. Ce merveilleux instinct des oiseaux et des poissons, ces coutumes si réglées et si uniformes donneraient lieu à une remarque qui ferait sourire peut-être nos savans naturalistes ; c’est que le règne animal, qui est toujours en mouvement, est cependant celui qui conserve le mieux ses lois, sa marche, sa physionomie. Les montagnes se déplacent par des tremblemens de terre, les fleuves changent de lit, les mers de rivages, et au milieu de ces perpétuelles révolutions de la nature inanimée, les animaux conservent leur forme, leurs goûts, leur instinct. Le canal de la Mer-Noire a dû être, bien des fois bouleversé depuis le vieux Phinée, et les Harpies qui souillaient la table du malheureux roi existent encore dans ces parages ; des hirondelles d’une espèce particulière creusent des trous sur le rivage élevé du canal, et couvrent la terre et les rochers des mêmes ordures dont elles couvraient le fils d’Agénor.

En allant de Buyuk-Déré à l’embouchure de l’Euxin, j’ai vu, comme tous les voyageurs, les ruines du château génois, la batterie de Roumeli-Kavac aux bords de la petite rivière de Karibdji-dérèci, les débris de l’ancien fanal sur une colline qui domine la rivière ; vis-à-vis de Roumeli-Kavac, sur la rive asiatique, s’élève le château génois bâti à la place du fameux temple de Jupiter-Urius ; d’après le rapport de M. le comte Andréossy, on voit sur chacune des tours qui flanquent la porte d’entrée, un écusson orné d’une croix, avec la date de 1190, époque, dit le même auteur, où les Génois étaient maîtres du Bosphore. J’ignore ce que signifie cette date, et je ne saurais dire en quel temps ni comment les Génois ont construit cette forteresse ; mais il me semble qu’en 1190 la république de Gênes n’avait encore que des comptoirs à Galata, et que sa domination sur ces parages ne date que du treizième siècle ; vous qui connaissez mieux que moi ces vieilles époques, vous trouverez dans vos souvenirs la solution du problème. Près d’Anadoli-Kavac, dans une situation riante, on aperçoit le village d’léro dont le nom seul est une tradition qui a servi aux voyageurs pour reconnaître remplacement du temple de Jupiter. En quittant les ruines de Roumeli-Kavac, j’ai eu devant moi l’ancien port des Ephésiens, appelé aujourd’hui Boiuk-Liman ; deux ou trois barques de pêcheurs se montraient dans le golfe solitaire, et des filets étaient étendus sur les rochers du bord. Je ne vous parle point des deux châteaux construits par des ingénieurs français ; j’observerai seulement qu’à partir de Boiuk-Liman la physionomie du Bosphore change tout à coup ; ce ne sont plus les charmans rivages de Thérapia et de Buyuk-Déré ; les saules et les peupliers ne vous donnent plus leurs ombres, et le long faubourg du Bosphore se trouve comme interrompu ; à peine trouve-t-on quelques cabanes sur ces rivages que d’anciennes secousses ont déchirés, et qui partout portent l’empreinte et la couleur des volcans. Des rochers noirs, des abîmes plus terribles que ceux de Carybde et de Scylla, effrayent les regards le long de la rive, et les vagues s’engouffrent en mugissant dans des cavernes profondes ; ce spectacle était bien fait pour épouvanter les premiers navigateurs. Parvenu au cap et au village grec de Fanaraki, le voyageur salue l’endroit où fut le palais de Phinée. Je n’ai pas besoin de vous dire qu’il n’en reste plus aucun vestige ; quelques arbres, quelques plantes croissent à la place de la demeure du vieux roi, et les pauvres familles qui se sont bâti des cabanes dans le voisinage n’ont assurément jamais entendu prononcer son nom. Le cap Fanaraki se nommait jadis Ancireum, en mémoire des Argonautes qui laissèrent là leur ancre de Cisyque pour se munir d’une autre ancre de pierre plus solide et plus pesante ; vous vous souvenez que nous avons vu à Cisyque un promontoire appelé aussi Cap de l’Ancre, en mémoire des mêmes navigateurs. Il est probable que les marins des premiers temps changeaient d’ancre en changeant de parages, et qu’ils prenaient une ancre plus ou moins pesante, suivant qu’ils traversaient des mers plus ou moins orageuses. Je ne parle point des nouveaux fanaux d’Europe et d’Asie, destinés à éclairer pendant la nuit la marche des navires, et des deux Cyanées situées à l’entrée de l’Euxin.

L’embouchure de la Mer-Noire a quelque chose de brusque et de fantastique, et ressemble, selon l’expression d’un voyageur anglais, à la gueule d’un monstre marin. Les savans viennent étudier sur ces rives les révolutions du globe. L’antiquité croyait que la Mer-Noire s’était ouvert par-là un chemin, et que le déluge de Samothrace et de l’Attique avait passé par le Bosphore. Les érudits de toutes les classes se sont mis en frais pour expliquer l’écoulement des eaux de l’Euxin et la formation du détroit. Je n’ai ni assez de temps, ni assez de science pour examiner ces différens systèmes. Il y a ici pour moi des souvenirs plus intéressans et plus poétiques, et j’aime mieux me rappeler le temps où ces rivages étaient habités par les dieux.

L’Euxin était pour l’antiquité une mer inconnue, une mer mystérieuse ; on ne redoutait pas seulement les écueils et les abîmes : la crainte avait peuplé cette mer de fantômes menaçans. D’un côté la renommée vantait les mines d’or et d’argent que cachaient les bords lointains du Phase, les riches productions de la Bitynie, de la Colchide et de la Thrace ; de l’autre, elle répandait mille fables qui remplissaient d’effroi l’âme des navigateurs. La nature elle-même semblait changer ses lois pour rendre cette mer plus terrible ; on croyait voir les deux Cyanées se rapprocher comme par miracle pour défendre l’entrée de l’Euxin. Aussi les côtes voisines de l’embouchure étaient-elles couvertes d’autels élevés aux dieux. Ces rivages étaient réputés sacrés et n’entendaient guère d’autre bruit que celui de la tempête, ou celui de la prière dans les temples de Jupiter et d’Apollon. Le navire argo qui le premier s’ouvrit un passage à travers ces abîmes inconnus, dut vivement frapper l’imagination des peuples. Les Argonautes n’allaient pas uniquement à la conquête d’une toison d’or, mais ils rêvaient pour le commerce grec un nouvel empire, et Jason, avec son ancre de pierre, fit pour son siècle ce qu’a fait Vasco de Gama pour l’Europe moderne. Mais les Argonautes n’eurent point pour eux la lyre d’Homère ; les chants d’Apollonius, de Valérius Flaccus, d’Onomacrite, d’Hésiode, d’Epiménide et de Pindare, n’ont point suffi pour que l’expédition de Jason devînt, comme la guerre de Troie, l’éternel entretien des siècles.

Maintenant les flots, en s’échappant de l’Euxin, ne baignent plus que des rivages solitaires. Les dieux sont morts, leurs temples ne sont plus que de la poussière que les vents emportent dans le Bosphore, et personne ici ne songe à Apollon ni à Jupiter Urius. Cependant, l’entrée de l’Euxin est toujours dangereuse, et la Mer-Noire toujours féconde en naufrages. Après avoir cessé d’invoquer les dieux, on n’invoque pas même les lumières de l’expérience. Il n’existe pas une carte complète de la Mer-Noire pour diriger la marche des navigateurs, et la Porte n’a point voulu jusqu’ici qu’on fît dans ces parages des observations nautiques ; il lui semble que les écueils et les abîmes de l’Euxin lui en assurent la possession ; ils sont plus redoutables en effet que tous ces châteaux élevés sur les rives du Bosphore. Les obstacles et les périls n’arrêtent pas néanmoins les navires d’Europe qui, chaque année, s’en vont labourer en tous sens cette mer orageuse ; ils trouvent sur les rivages de l’Euxin des cités que l’antiquité ne connaissait point, et reviennent chargés de blés, de bois de construction, de laines, de pelleterie, et des plus riches productions de la Crimée, de la Géorgie et de l’Asie-Mineure. Nous sommes dans la saison où les vaisseaux descendent de la Mer-Noire. Je vois flotter tous les pavillons du monde, excepté celui des Ottomans. Parmi cette foule de navires qui passent, je salue quelques pavillons blancs ; ces pavillons blancs viennent d’un rivage où la renommée n’a point encore porté la nouvelle de la révolution française, d’un pays où personne ne parle de nos malheurs : n’aimeriez-vous pas à vivre dans ce pays-là ?


P…